A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

dimanche 8 juin 2014

Les Conseils de guerre spéciaux

Cette livraison « Prisme 14-18 » concerne la question des Conseils de guerre spéciaux. Créés par décret le 6 septembre 1914, ils n’ont été supprimés que le 27 avril 1916. Fonctionnant en flagrant délit, avec 3 juges seulement,  essentiellement au niveau des régiments ou bataillons, ils étaient censés réprimer les fautes avec un minimum de garantie. Ils sont souvent appelés « cours martiales » et ont la réputation d’être responsables du nombre élevé de fusillés de 1914-1915. Leur part relative dans la répression est ici présentée.

Les Conseils de guerre « ordinaires » aux Armées



1er tableau : Nombre de militaires sous l’uniforme français fusillés après jugement sur les fronts occidental et d’Orient.



Ne sont pas pris en compte ici les fusillés de l’arrière, d’Afrique du Nord et d’Extrême-Orient, puisque les Conseils de guerre spéciaux n’ont fonctionné que dans la Zone des Armées.



2e tableau : Nombre de militaires fusillés après jugement par des Conseils de guerre spéciaux sur les fronts occidental et d’Orient.
 



Nota
1) Le total des deux tableaux ci-dessus nous donne 653 fusillés (546 + 107). Or, dans notre première « livraison », le chiffre global donné est de 655. Ce changement est dû au fait qu’après deux recoupements sûrs, nous avons fait basculer 2 militaires, originellement recensés comme exécutés après jugement, dans le sous-groupe des exécutés sommaires dont le nombre s’est accru de 2.
Nous expliquerons systématiquement dans les livraisons futures les variations qui apparaîtront  suite à la continuation de nos enquêtes (nouveaux cas, changement de sous-groupes).
2) Le tableau s’arrête en avril 1916 puisque, par la loi du 27 avril 1916, les Conseils de guerre spéciaux ont été supprimés.



Histogramme récapitulatif du nombre de militaires fusillés après jugement par des Conseils de guerre spéciaux sur les fronts occidental et d’Orient.



 Même si ces Conseils de guerre spéciaux pouvaient être mis en œuvre aux niveaux de commandement déjà concernés, à savoir les Armées, les corps d’Armée, les divisions, la nouveauté résultait dans leur décentralisation à celui des régiments et bataillons. La mesure était logique, étant donné que c’était le niveau normal pour constater des flagrants délits. En dépit du fait que les niveaux supérieurs ne pouvaient exciper des notions d’urgence ni prétendre être susceptibles de constater des flagrants délits, certains généraux les ont utilisés (très minoritairement) au niveau corps d’Armée.


3e tableau : Evolution mensuelle du nombre de soldats fusillés après jugement des Conseils de guerre spéciaux sur le front occidental et en Orient.



Histogramme de l’évolution mensuelle du nombre de soldats fusillés après jugement des conseils de guerre spéciaux sur le front occidental et en Orient
 


Quelques remarques sur cet histogramme:


1) Il est important de rappeler la genèse de mise en place de ces Conseils de guerre spéciaux.
Une partie notable des Armées (Vème, IVème, IXème Armées) étaient en retraite sans discontinuer depuis la fin août 1914, tandis que les Ière, IIème, IIIème Armées étaient en butte à de puissantes attaques.
Des délitements d’unités se produisaient.
Le 2 septembre, dans son ordre du jour n°11 (source SHD 24 N 1935), le général Joffre ordonnait que :
« Les fuyards, s’il s’en trouve, seront pourchassés et passés par les armes. »
En même temps, il se tournait vers le Ministre de la Guerre, Millerand, pour lui demander de ne pas dépendre uniquement de ce seul moyen expéditif, qui était en fait le recours aux exécutions sommaires, et de lui fournir un nouveau mode de jugement (responsabilité du politique), qui permette de ne pas laisser les exécutions à l’appréciation personnelle des chefs militaires en charge de commandement direct.

Le Ministre lui avait répondu le 3 septembre (source SHD, carton 5 N 9) :

“A Etat-Major Bar-s-Aube” :
« Je fais étudier d’urgence acte portant rétablissement régulier cours martiales. Mais sans attendre vous autorise dès maintenant à prendre ou à prescrire toutes mesures quelconques nécessaires dans l’intérêt de la discipline militaire et maintien rigoureux de l’ordre public ; je couvre entièrement ces mesures. »



Promulguée le 6 (voir le décret ci-dessous *), diffusée aux Armées le 9 septembre, l’autorisation de juger par Conseils de guerre spéciaux, n’a pratiquement pas été utilisée ce mois-là (voir en bleu sur l’histogramme ci-dessus : 2 tirailleurs exécutés le 18 septembre, un fantassin le 29 septembre). Les deux autres militaires exécutés l’ont été par un Conseil de guerre spécial de corps d’Armée, niveau inadéquat pour ce type de Conseil.

2) Nous sommes sur de petits nombres. Il faut faire attention avant de les interpréter. Les pics d’exécution de décembre 1914 et juin 1915 tiennent au fait qu’en décembre 1914, le 298e RI a fait fusiller six soldats à Vingré et qu’en juin 1915, à Pévy (Marne), 9 Russes et Arméniens ont été de même fusillés après jugement au 2e Régiment Etranger. On pourrait ajouter les 4 fusillés de Flirey du 63e RI en avril 1915, les 4 du 1er Régiment de Marche d’Afrique à Stroumitza (Serbie) en novembre 1915. Ces fusillades groupées font apparaître des pics erratiques sur les histogrammes.

Histogramme de la répartition annuelle comparée du nombre de soldats fusillés après jugement par les Conseils de guerre « normaux » et les « spéciaux » sur le front occidental et en Orient.
 


Pour 1916 n’est pris en compte que le nombre de fusillés après jugement par les Conseils de guerre « ordinaires » de janvier à avril inclus, qui est de 24 (voir tableau 4 bis) parmi les 119 recensés de cette année-là.

4e tableau : Evolution mensuelle comparée du nombre de soldats fusillés après jugement par les Conseils de guerre « normaux » et les « spéciaux » sur le front occidental et en Orient.
 


Histogramme de l’évolution mensuelle comparée du nombre de soldats fusillés après jugement par les Conseils de guerre « normaux » et les « spéciaux » sur le front occidental et en Orient.
 


5e tableau : Nombre de régiments ayant eu mensuellement recours aux Conseils de guerre spéciaux
 


Nota : pour analyse statistique différenciée, ne sont pris en compte ici que les Conseils de guerre spéciaux de régiments ou bataillons. Les Conseils de guerre spéciaux de corps d’Armée ou du Corps Expéditionnaire en Orient ne figurent pas dans ce tableau.

Octobre et décembre 1914 ont été les mois où les régiments se sont le plus servis des Conseils de guerre spéciaux. En 1915, ce recours décline pour quasiment disparaître fin 1915. Il faut mettre en regard le nombre de régiments concernés par rapport à la masse des régiments existants : autour de 340 pour l’infanterie au début de la guerre, sans compter les bataillons de chasseurs, l’armée d’Afrique, les coloniaux, l’artillerie, le génie. Les régiments ont finalement eu, semble-t-il, de la « réticence » à recourir à cette « facilité » que le décret présidentiel leur octroyait.

6e tableau : Part des Conseils de guerre spéciaux dans la totalité des condamnations suivies d’exécutions.
 


Ces tableaux et histogrammes montrent que la rumeur selon laquelle les Conseils de guerre spéciaux n’ont sévi qu’en 1914, et qu’ils sont les responsables de la rigueur de cette année-là, est à nuancer. Ces Conseils ont produit tant en 1914 qu’en 1915, une part sensiblement égale et minoritaire des actions de Justice militaire. Passer en Conseil de guerre spécial ou en Conseil de guerre ordinaire semble avoir eu peu d’incidence sur la probabilité d’échapper au peloton d’exécution. Le recours à ces conseils d’exception semble aussi être tombé en désuétude bien avant que la loi ne les supprime, comme on peut le constater pour le début de  l’année 1916.

 

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