A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

vendredi 22 décembre 2017

Le soldat Robert, un militaire "passé par les armes" lors d'une mutinerie à la SD

     Prisme poursuit ses investigations ; en attendant la parution du prochain article sur l’année 1918, nous évoquons une catégorie que nous avons déjà présentée dans un précédent article : les N-MPLF. Comme Prisme l’indiquait dans cet article, ces fiches sont souvent incomplètes ou mal remplies, ce qui est normal ; il ne faut pas s’en étonner, il ne faut pas oublier que les fiches dites des N-MPLF n’ont jamais été destinées à paraître sur les livres d’or des communes, ni à être publiées, encore moins à être diffusées sur internet.

Parmi les fiches des N-MPLF, il existe un certain nombre de militaires pour lesquels les chercheurs ont peu d’informations, ou avaient peu d’informations pour le cas évoqué. Les informations nécessaires à la compréhension d’un évènement sont parfois éparpillées sur plusieurs sites, dossiers, ou au sein des familles de fusillés comme c’était le cas pour Pierre Mestre.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD Dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés. Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux quelle que soit leur apparence.

     Dans le cadre de l’établissement de la base statistique du prochain article sur l’année 1918, en validant l’ensemble des cas et les éléments factuels inhérents, Prisme s’est intéressé au destin d’un militaire du 131e régiment d’infanterie : le soldat Robert Victor Jules. La rédaction de la fiche de N-MPLF laissait planer un doute sur l’existence d’un jugement en conseil de guerre, doute que Prisme devait dissiper.

Comme pour le soldat Mestre pour lequel Prisme avait publié un article montrant que ce militaire avait été victime d’une erreur judiciaire, les indices de départ sont minces. Peu de documents connus mais la comparaison s’arrête là.

Le premier document qui évoque le soldat Robert est sa fiche de N-MPLF. Une mention qui y est portée : passé par les armes, ce qui semble suggérer qu’il serait passé devant un conseil de guerre temporaire aux Armées, mais la seconde précision « sur le champ de bataille » tempère quelque peu la 1ère interprétation.


Reste à retrouver le jugement, éventuellement celui du conseil de révision ou la demande de grâce. Ce militaire appartenait au 131e RI, ce qui signifie qu’en cas de condamnation devant un conseil de guerre, Robert aurait dû passer en jugement devant un conseil de guerre de la 125e DI. Mais le registre des jugements de cette division s’arrête en juillet 1917. L’état des bulletins n°1 demandés par le commissaire-rapporteur de la 125e DI en janvier 1918, ne mentionne aucune demande concernant un militaire du nom de Robert. Il n’existe pas de minutiers pour 1917 comme pour les autres années de guerre. Enfin, il n’existe pas de dossiers de procédure entre le 17 décembre 1917 et le 10 janvier 1918.

La piste va-t-elle s’arrêter là ?

L’acte de décès de ce militaire permet de continuer les recherches. Le 1er indice concerne l’unité qui a déclaré le décès de Robert ; ce n’est pas la sienne, ce qui laisse planer plusieurs hypothèses. La 2e indication est le lieu du décès « Piste de Monaco ».


La piste de Monaco est située au sud-est de Craonnelle.


Le centre de Monaco est, entre autres, un cimetière militaire provisoire qui est situé à environ 2kms au nord/nord-est de la commune de Chaudardes, le long du chemin de Monaco.


Seconde partie du l’acte de décès du soldat Robert :


Pour l’instant, le mystère demeure sur ce cas, mais Prisme a, depuis longtemps, des présomptions. Une certitude, Robert n’était pas dans son unité lors de son décès. Ces indices sont troublants.

La fiche matricule de Robert n’est pas très documentée. Néanmoins elle nous apporte 2 confirmations : le lieu du décès de ce militaire et l’unité. Robert était détaché à la section spéciale de discipline de la 125e DI.


Voici ce que précisait, le 1er décembre 1917, le major général Debeney au sujet des sections de discipline : mais tous ces hommes (acquittés, condamnés avec sursis, condamnés avec suspension de peine) peuvent, si leur conduite devient habituellement mauvaise et s’ils se montrent coutumiers d’indiscipline, être versés dans une Section de discipline. Il reste entendu que les Généraux ayant décidé la suspension de peine pourront toujours, s’ils le jugent utile ou nécessaire, prononcer le retrait de cette suspension.

Cet extrait de la fiche matricule du soldat Robert porte la même mention « passé par les armes » que la fiche N-MPLF.

La recherche se poursuit.

Dans la série 11 J, les recours en révision de certaines Armées comportent des indices intéressants. Dans sa séance du 22 janvier 1918, le conseil de révision de la 6e Armée a statué sur les recours présentés par les soldats Dapoigny et Lenepveu, condamnés à la peine de mort le 17 janvier 1918 par le conseil de guerre de la 125e DI. Le conseil de révision de la 6e Armée a cassé et annulé, à l’unanimité, le jugement rendu par le conseil de guerre de la 125e DI, et renvoyé le dossier de procédure devant le conseil de guerre de la 9e DI pour y être statué à nouveau. Le jugement prononcé par le conseil de guerre de la 125e DI est présent dans le dossier du conseil de révision de la 6e Armée ; une information intéressante y est mentionnée.


Les soldats Colard, Portier, Dapoigny et Lenepveu sont inculpés dans cette affaire et font partie de la section de discipline de la 125e DI coupables d’avoir, le 3 janvier 1918 à l’ouvrage de Monastir, exercé des voies de fait envers leur supérieur.

Nous avons plusieurs indices concordants :

-la date du 3 janvier 1918
-le lieu, la piste de Monaco et l‘ouvrage de Monastir sont assez proches, à 2kms environ
-l'unité : la section de discipline de la 125e DI

Y a-t-il un rapprochement à établir entre Robert et ce dossier ?

Le dossier de procédure du conseil de guerre de la 9e DI apporte la réponse à cette énigme. Il était donc normal de rien retrouver dans les archives de la 125e DI. 

La section de discipline de la 125e DI, rattachée au 113e RI, regroupait plusieurs militaires dont Robert Charles Victor, Dapoigny Robert Jules, Colard Henri du 131e RI, Lenepveu Emmanuel, Keraudren Pierre et Portier Ferdinand du 76e RI.

Le rapport du substitut du commissaire-rapporteur indique :

Le 3 janvier 1918 vers 21h30, le caporal Pingat, du cadre de la section spéciale, sommait le disciplinaire Keraudren, sorti de son abri, d’y rentrer. Au lieu d’obéir, Keraudren lança 2 grenades offensives sur le caporal Pingat, qui éclatèrent sans le blesser. Keraudren gagna alors un dépôt de grenades voisin, et commença à  arroser  les abris des caporaux et des sous-officiers. Alertés par le bruit, Keraudren fut rejoint par Dapoigny, Colard, Portier et Lenepveu. Après quelques instants d’accalmie, le tir de grenades repris de plus bel sur l’abri des gradés qui se trouvaient ainsi assiégés. Les autres gradés, l’adjudant Ombredane, les caporaux Pingat, Biteur, Vernède tentèrent à plusieurs reprises de les cerner par le sud, le sud-est et l’ouest du dépôt. Mais les mutins ne furent pas surpris et leur envoyèrent des grenades à 3 reprises, qui obligèrent ces sous-officiers à battre en retraite. Les mutins furent ensuite abordés, par le nord du dépôt, par les gradés renforcés par d’autres, ce qui obligea les mutins à regagner leurs abris où ils restèrent calmes, non sans que Keraudren ait essayé de donner un coup de couteau au caporal Pingat. Le tir a duré une vingtaine de minutes. Une centaine de grenades ont été lancées. Trente environ n’ont pas éclaté, on les retrouvera le lendemain matin armées aux abords des abris G et F et du dépôt H.

L’abri D était normalement occupé par les disciplinaires Colard, Portier, Dapoigny et Keraudren. L’abri C était normalement occupé par les disciplinaires Gally, Robert et Lenepveu. L’abri E était normalement occupé par les disciplinaires Gruyer et Le Bidre. Les abris C et D, dont les 2 entrées sont distantes d’environ 8 mètres, ne sont séparées que par une cloison de planches.




Le 4 janvier, malgré la surveillance mise en place, en démolissant l’arrière de leurs abris, les 6 disciplinaires ont pu quitter le camp après la soupe du matin en 2 groupes : Colard, Portier, Dapoigny et Keraudren, Robert, Lenepveu. 
Ces hommes ont erré, à la recherche de vin, aux environs des coopératives de Tabarin et de Craonnelle. Vers 15h, Dapoigny se laissait arrêter sans difficulté. Colard et Portier regagnaient volontairement leurs abris vers 18heures.


La route de Craonnelle étant barrée par les hommes du génie, le 131e reçut l’ordre d’envoyer une forte patrouille de Craonne vers La Hutte. De leur côté, les gradés s’étaient lancés à leur poursuite. Vers 11h45, la patrouille de la section de discipline a rejoint les 3 disciplinaires aux environs du relais des coureurs et non loin du PC Fillot. Les témoins sont unanimes à affirmer que l’attitude de ces 3 hommes était menaçante et qu’ils paraissaient prêts à tout sauf à se rendre. Isolés en tête de la patrouille, les caporaux Pingat et Bileur ont sommé les 3 hommes de se rendre par 3 fois. Ceux-ci, au lieu d’obéir, ont continué à avancer sur eux, à la fois menaçants et gouailleurs. La scène se précipite, 4 coups de feu partent ; Robert tombe mort, Keraudren mortellement blessé fait quelques pas puis succombe, Lenepveu blessé est à terre et demande grâce.

Ces 3 militaires étaient responsables de l’incendie d’un dépôt de récupération situé sur la route de Craonnelle à Pontavert, à 200 mètres environ à l’ouest de son intersection avec la piste de Monaco, contenant 3 à 4 caisses de fusée éclairantes, 6000 cartouches et environ 700 grenades.

Les soldats Bascoul et Léaurat de la Cie 4/55 du génie en témoignent :


Les évènements du 4 janvier sont attestés par 2 soldats Caron et Cliquet qui n’appartiennent pas à la section de discipline.


Ces militaires avaient mis en joue Robert, Keraudren et Lenepveu.

Le 5 janvier, le lieutenant Denagiscarde, substitut du commissaire-rapporteur du conseil de guerre, s’était transporté sur place pour procéder à la description de l’état des lieux (voir le schéma ci-dessus) ; il a constaté des traces d’explosion de grenades en plusieurs endroits, principalement aux abords de l’abri des caporaux.

L’objectif de cet article n’étant pas la présentation du cas des condamnés à mort Dapoigny et Lenepveu, mais d'exposer les circonstances du décès du soldat Robert, nous nous contenterons donc d’évoquer quelques éléments de ce dossier visant à éclairer, à travers les interrogatoires des témoins et inculpés, les évènements survenus les 3 et 4 janvier 1918.

Les interrogatoires des inculpés et ceux des témoins divergent.

En ce qui concerne les évènements du 3 janvier au soir, les inculpés ont nié avoir lancé des grenades, mais leurs déclarations sont contradictoires. Lenepveu indiquait : Keraudren est sorti, j’ai entendu bientôt des éclatements de grenades, lorsqu’ils eurent cessé, je suis sorti. J’ai vu Keraudren frapper à la porte de l’abri des caporaux, il est revenu avec nous dans notre abri. Le disciplinaire Portier soulignait que Keraudren était en chandail, ivre avec les souliers délacés. Dapoigny indiquait : nous avons en effet dans la matinée [du 4] causé des évènements de la nuit. Keraudren a reconnu avoir lancé des grenades sans autre précision. Il était encore très excité, il parlait de tout chambarder. Comme Colard, Portier répéta qu’il dormait profondément et qu’il n’avait rien entendu. Le disciplinaire Gally a certifié que Robert était resté dormir dans la sape contrairement à Lenepveu qui l’a quittée vers 21h30 et n’était pas encore rentré à minuit, et indiqua n’avoir plus entendu aucun bruit dans l’abri D, je puis dire qu’il y a les plus grandes chances pour qu’ils n’y fussent pas car s’ils avaient été présents, je n’aurais pu manquer de les entendre.

Avant d’être transféré à la section de discipline, Gally appartenait à la Cie 4/55 du génie et ses anciens camarades jugeaient sévèrement les disciplinaires.


L’adjudant Bethfort a indiqué avoir fait le tour de l’abri C pendant les échauffourées au soir du 3 janvier, et il n’a trouvé que les disciplinaires Gally et Robert. L’adjudant Ombredane a affirmé avec reconnu Colard parmi les lanceurs. Le caporal Barthès expliquait qu’il n’y avait qu’un lanceur au début ; quelques minutes après, le tir est devenu beaucoup plus intense, les éclatements étaient presque simultanés et à ce moment, il y avait au moins trois lanceurs qui jetaient des grenades.

Pour la journée du 4 janvier, tous les témoins de la section de discipline, ou des autres unités, affirment avoir bien entendu les sommations, mais Lenepveu a nié avoir reçu ou entendu les sommations et a prétendu avoir été blessé debout, alors qu’il demandait grâce. Un militaire du 131e RI précisait qu’il était prêt à tirer si le caporal Pingat ne l’avait pas fait.

Le colonel de l’Infanterie Divisionnaire 125 avait rappelé aux gradés de la section de discipline après les incidents du 3 janvier, à l’exécution du règlement qui les autorisait à faire usage des armes si c’était nécessaire pour forcer l’obéissance. Le colonel faisait allusion à l’article 121 du règlement sur le service en campagne qui dit : Les officiers et les sous-officiers ont le devoir de s’employer avec énergie au maintien de la discipline et de retenir à leur place, par tous les moyens, les militaires sous leurs ordres, au besoin, ils forcent leur obéissance ».

Il faut rappeler qu’en dehors des manquements au devoir militaire ou fautes contre la discipline sanctionnés par des punitions allant de la consigne de quartier jusqu’à la prison, pour obtenir l’obéissance entière, le commandement dispose de deux leviers. L’un a été fourni par le législatif : le Code de Justice militaire de 1857, modifié en mai 1875 pour le temps de guerre. L’autre a été fourni par l’exécutif : l’article 121 du Règlement sur le Service en campagne, promulgué le 2 décembre 1913 sous la signature du Président de la République, Raymond Poincaré.

Le 17 janvier 1918, lors du jugement devant le conseil de guerre de la 125e DI, Dapoigny et Lenepveu ont été condamnés à la peine de mort à l’unanimité. Colard a été condamné à 10 ans de travaux forcés, Portier à 15 ans de travaux forcés. Dans les notes d’audience de la séance du 17 janvier, aucun des 4 condamnés n’a reconnu avoir lancé des grenades.

Le commissaire-rapporteur n’a pas été saisi d’un ordre d’informer contre les caporaux Pingat et Biteur.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, Dapoigny et Lenepveu s’étaient pourvus en révision devant le conseil de révision de la 6e Armée qui avait cassé et annulé ce jugement. Le conseil a justifié sa décision en indiquant que le jugement ne mentionnait pas la prestation de serment de 4 des huit témoins cités.


Rejugés le 24 janvier 1918 par le conseil de guerre de la 9e DI, Dapoigny et Lenepveu ont nié avoir participé à ces violences, en contradiction avec le témoignage des gradés. Dapoigny a été condamné à 20 ans de travaux forcés avec dégradation militaire pour voies de fait commises avec préméditation ou guet-apens par un militaire envers un supérieur, Lenepveu a été condamné à la peine de mort pour le même motif, mais la peine fut commuée en celle de travaux forcés à perpétuité.
Il faut remarquer qu’une erreur s’est glissée dans la plupart des documents, le patronyme correct de Lenepveu est Leneveu.

Leneveu a été « renvoyé dans ses foyers » le 28 décembre 1921. Dapoigny, qui avait été transféré à la section de discipline le 11 octobre 1917, puis évacué pour maladie le 16 novembre, était de retour à la section de discipline le....3 janvier 1918. Marié à Paris en 1926, ce dernier y décédera en 1961.

Pour le soldat Robert, sujet de cet article, comme pour Keraudren, l’action publique s’était éteinte. La fiche de N-MPLF de Keraudren est plus précise que celle de Robert : « tué au cours d’une mutinerie le 4 janvier à Craonne ». Sans le jugement du conseil de guerre de la 9e Division, le rapprochement entre les fiches de N-MPLF de ces militaires était difficile à faire.

Les faits sont maintenant établis. Les soldats Keraudren et Robert sont des exécutés ou « exécutés sommaires ». Ils ont été tués par le caporal Pingat. Les évènements du 3 janvier ont certainement « pesé » dans le comportement des 2 caporaux, et sans porter de jugement de valeur sur l’article 121, ces 2 caporaux ont, comme le préconisait le colonel de l’Infanterie Divisionnaire 125, agi dans le cadre de ce règlement. Les circonstances générales sont établies. Bien évidemment, les témoignages divergent sur les moments les plus cruciaux des évènements du 4 janvier. Lors du jugement devant le conseil de guerre de la 9e DI, les témoins de la scène, 2 adjudants, 3 caporaux et 3 soldats, ont raconté des évènements similaires. A l’opposé, la déposition de Leneveu est assez différente. Cela se comprend ; devant le conseil de guerre, dans les circonstances des 3 et 4 janvier, Leneveu « jouait sa vie ». La fiche de N-MPLF de Keraudren parle de mutinerie mais cela n’a rien à voir avec les mutineries qui ont secoué l’armée française au cours du printemps et de l’été 1917. Dans le dossier de procédure, même si le passé de Keraudren était « entaché » de plusieurs condamnations pour violences, on s’aperçoit que l’abus de vin est l’une des causes du déclenchement de cette mutinerie.

Pour l’instant, avec les documents en sa possession, Prisme ne peut aller plus loin sans rentrer en dialectique, et comme le disait le général Bach : l’historien est à l’aise tant qu’il présente des preuves archivistiques. Il en est tributaire mais il n’arrête pas sa réflexion quand celles-ci se raréfient. Au-delà, il conceptualise et émet des hypothèses, des paradigmes, termes scientifiques bien identifiés. Il quitte le domaine de la preuve irréfutable pour entrer en dialectique.

Comme nous l’avons dit précédemment, l’objet de cet article du Prisme n’est pas la présentation du jugement des soldats Dapoigny, Leneveu, Colard et Portier, mais la recherche de la cause du décès du soldat Robert, qui désormais est établie comme celle de Keraudren. Les cas de ces 2 militaires sont maintenant clairement classés parmi les « exécutés sommaires ».
Au début de cette recherche, les indices étaient ténus. Après avoir examiné beaucoup de dossiers, Prisme a trouvé une piste qui s'est avérée très intéressante. C'est un enseignement à retenir. Parmi les milliers de documents archivés au SHD ou aux Archives Nationales, il peut se trouver des données susceptibles de faire avancer une recherche, d'éclairer les dossiers peu ou pas renseignés. C'est l'une des raisons pour laquelle Prisme n'est pas favorable à ce que certains appellent la "réhabilitation collective", terme impropre car juridiquement une "réhabilitation" ne peut être qu'individuelle.  


Pour André


vendredi 15 septembre 2017

1917, de juin à décembre, les mutineries, un "incendie" violent mais de courte durée

     

     Le Prisme 14-18 poursuit son étude sur l’année 1917, année marquée par les mutineries en conseillant de (re)lire au préalable la première partie en particulier la partie statistique présente dans l'article ayant trait au premier semestre 1917.

L’année 1917 est également marquée, ne l’oublions pas, par l’entrée en guerre des Etats-Unis d’Amérique le 6 avril. Même si l’armée américaine était embryonnaire, notre pays deviendra son principal fournisseur ; l’apport de tous ces soldats américains qui ne cessera désormais de monter en puissance, va changer la donne sur le front.

Cet article est très particulier pour nous. Le général André Bach, n’est plus des nôtres ; mais il reste toutefois notre référence. Il était la pierre angulaire de notre groupe et cet article est très marqué de son empreinte. En effet, l’état glissant des cohortes, base statistique de l’article, et la majeure partie des textes a été réalisée avec son concours. Il participa notamment à l'écriture du présent article qu'il ne put finir et que nous avons terminé en vue de sa mise en ligne.

Les refus "collectifs" d'obéissance existaient déjà avant les mutineries de 1917. Un des plus connus est celui des 23 condamnés du 56e RI en mai 1915, les soldats refusant de remonter en ligne reprendre le terrain chèrement conquis, qu'une autre unité avait perdu en quelques heures. D'autres cas existent également en 1916 (27ème DI, 41ème DI et 64ème RI) que le Prisme a évoqués dans son article sur 1916, nous soulignions déjà les prémices des mutineries de 1917.

Retrouver tous les condamnés à mort durant la seconde partie de l'année 1917, malgré l'absence des minutiers de certaines DI, d'ailleurs pas forcément toutes concernées par les mutineries, a été assez difficile. Les sources "annexes" comme les dossiers de la justice militaire des Corps d'Armée et les recours en grâce nous ont permis d’appréhender plus précisément ces manques. Il existe une marge d’incertitude mais elle apparaît comme faible, le décret ministériel du 20 avril obligeant l'autorité militaire à solliciter l'accord présidentiel pour toute exécution, avec des restrictions entre le 11 juin et le 13 juillet concernant des cas connus.

En sus des dossiers de Conseils de Guerre, pour déterminer avec certitude qui étaient ou qui n'étaient pas "mutins", nous avons également utilisé les synthèses de la Direction des affaires criminelles et des grâces qui ont l'avantage de présenter, sous un aspect quelque peu différent, la vision des condamnations à mort. Pour 1917, cela représente 40 cartons et 7850 dossiers à trier, les dossiers "guerre" étant mélangés avec les autres cas. Pour conforter cette base et rechercher les éventuels dossiers manquants, nous avons comparé dans un fichier annexe, l'enregistrement des dossiers et les dossiers eux-mêmes.

Le plus difficile était de distinguer les condamnations à mort pour mutineries des autres. Certes, les condamnés pour mutineries sont principalement concentrés sur les mois de juin et juillet mais cela ne suffit pas à les caractériser. En fait, c'est un ensemble de critères qui permet de les identifier : procès aux multiples accusés, motif d'inculpation, récit des faits dans les JMO ou dans les dossiers de l'autorité militaire, localisation des évènements, mais parfois tous ces critères ne sont pas suffisants en particulier quand les dossiers sont manquants.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD Dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés. Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux quelle que soit leur apparence.

4- Les militaires condamnés par les Conseils de Guerre dans la zone des Armées

A- Evolution des différentes populations de condamnés à mort en 1917 (suite)

6- Cohorte de Juin : 267 condamnés à mort, 29 exécutés, 172 commutations de peine, 65 jugements annulés pour vice de forme par les conseils de révision d’armée sur les 253 examinés. 

     Impossible à la vue de ces nombres de ne pas remarquer une rupture quantitative avec les 5 mois précédents, y compris pour mai où les procédures judiciaires ont été modifiées. Rappel :


En un seul jour, le 9 juin 1917, les Conseils de Guerre aux Armées ont prononcé 45 condamnations à mort.

Histoire et Mémoire se rejoignent pour en supposer la cause : les « Mutineries ». Prisme ne va pas se lancer dans l’histoire des mutineries. Ceux qui veulent s’informer consulteront l’ouvrage de Denis Rolland, (« La grève des tranchées. Les mutineries de 1917» Imago, 2005), riche en particulier de sa factualité et celui d’André Loez (« 14-18. Les refus de guerre, Une histoire des mutins », Poche Folio Histoire, 2010) et si possible la thèse de doctorat de ce dernier, (« Si cette putain de guerre pouvait finir. Histoire et sociologie des mutins de 1917 ». Thèse soutenue le 18 mai 2009, Université Paul Valéry Montpellier III), naturellement plus problématisée. Prisme va s’attacher à étudier comment la Justice militaire a été adaptée et s’est adaptée à des jugements de masse, et pour cela observer les directives envoyées à cette Justice d’Etat en analysant la part qui en revient à l’Etat et celle qui en revient au haut Commandement, imaginant que ces dernières ont dû fatalement résulter de compromis dans une ambiance de rapports de force.

Pour s’introduire dans cette problématique, Prisme a choisi de se pencher sur les notes au jour le jour d’un témoin privilégié dans la strate militaire. Il s’agit du général de Barescut, familier du haut commandement depuis le début de la guerre. Parti avec l’état-major du général Castelnau à la 2ème Armée, il y est resté quand le général Pétain a succédé à Castelnau à la tête de cette grande unité. Il est passé alors chef d’état-major et est devenu, à Verdun, un collaborateur au quotidien de Pétain. Quand Pétain a été promu, évincé, en mai 1916, il est resté au même poste avec le successeur Nivelle. Nommé général, il a été temps pour lui d’aller commander une division : la 6ème, avant d’être rappelé précipitamment, et contre son gré, au GQG, après l’échec du Chemin des Dames, où Nivelle le nommait « Premier Aide Major Général », coiffant les opérations (3e bureau) et l’étude sur l’ennemi (2e Bureau), le tout sous la houlette du nouveau Major Général, le général Debeney. C’est à ce poste qu’il avait renoué avec Pétain venu remplacer Nivelle à la mi-mai 1917. Jouissant de la confiance et de l’estime de Pétain, il a alors été associé, même si cela était hors de ses attributions, aux échanges politico-militaires en ce qui concerne les mutineries. Il y a réagi en fonction des informations parvenues filtrées au GQG. Comme on va le voir, il est partisan de la ligne dure. Voici des extraits de ses carnets, précieux, car datés :

25 mai 1917

Pétain prescrit de faire une note au Ministre sur la situation morale de la troupe. Quelques cas d’indiscipline, de nombreux cas d’ivresse. La lecture des journaux commentant plus ou moins favorablement les comités de soldats dans l’armée russe montre combien il est indispensable d’enrayer le progrès de l’indiscipline et du découragement.

Vu les officiers agents de liaison du Groupe des Armées du Nord (commandé par le général Franchet d’Esperey) : les cas d’indiscipline augmentent dans l’armée. Il faut réagir. Nous aurons bientôt des comités de soldats. Tournès (Commandant Tournès du GQG) fait une lettre d’alarme au Ministre.

Sans cesse notre « défaite » d’avril ! Criminels ceux qui ont ainsi transformé en échec total un succès incomplet qu’il eût été si facile de transformer en succès éclatant.

30 mai 1917

Hier soir appelé chez Pétain. J’y retrouve Debeney et Franchet d’Esperey. Ce dernier vient rendre compte d’incidents graves qui se seraient produits dans 2 régiments de la 5e DI. Conciliabules, refus de monter aux tranchées. Ces incidents sont à rapprocher d’autres, très nombreux qui se sont produits ces derniers jours. Le moral est bas. Franchet d’Esperey demande une nouvelle Division. On lui envoie la 47e, la seule disponible.

Lettre alarmante au Ministre de la Guerre lui relatant les derniers incidents, les causes des incidents et enfin les remèdes. C’est Serrigny (Lt-Colonel de Serrigny, du cabinet de Pétain) qui est parti ce matin pour porter la lettre au Ministre.

Pétain décommande son voyage dans le Nord. Il a imaginé un malaise subit, malaise diplomatique. 

Le Cabinet Pétain traite ainsi toute une série de questions de la plus haute importance sans être au courant et sans se soucier des personnes en présence.

Cette nuit on a prescrit le transport des 2 régiments d’infanterie révoltés de la 5e DI au camp de Rambercourt-aux-Pots. C’était fou. Le GAN avec plus de bon sens les a fait transporter ce matin dans la direction de Noyon où ils seront isolés. On les transportera plus tard dans des camps s’il y a lieu et le mieux c’est de les faire entrer en secteur. A Paris, le Gouverneur Militaire de Paris (Général Dubail) demande 4 escadrons et 3 bataillons territoriaux. Les grèves augmentent. Le Gouvernement récolte ce qu’il a semé ou laissé semer. La situation est tendue. 

En Russie, l’affolement est partout. Ce spectre de la révolution. Le Gouvernement a peur. Les hommes ne sont pas montés contre leurs officiers. Plus je pense à ces graves questions, plus je me rends compte des énormes fautes commises au lendemain des attaques d’avril. On a crié à la défaite en en faisant retomber la responsabilité sur le Haut Commandement.

31 mai 1917 

Hier soir couché. Appelé à 20h30 par Major général. Gouverneur Militaire de Paris réclame toujours des troupes.

On a demandé au GAN de préparer 2 brigades de cavalerie et 2 brigades d’infanterie.

Pétain parti pour réunion Conseil Comité de Guerre. On y parlera surtout de la situation morale qui est grave. Le Gouvernement s’agite.

Gouverneur Militaire de Paris vient de nouveau donner l’ordre d’envoyer les 2 brigades sur Paris. Je demande de tenir prête une autre Division de Cavalerie. Affolement complet.

Debeney me disait hier qu’on parlait de renverser Poincaré. Il n’y avait qu’une solution : nommer le Maréchal Joffre Président de la République.

Il ne prononcerait pas de discours mais agirait. 

Les parlementaires n’en voudraient pas.

Grosse frousse à Paris. Poincaré veut de plus en plus démissionner. Quelle baudruche crevée.

Pendant ce temps, les socialistes sont à Stockholm et les Boches paient nos grèves.

Nous sommes actuellement au point le plus bas. Mais j’ai bon espoir. Ça remontera.

1er juin 1917 

Matin. On a beaucoup parlé des événements qui se sont passés à la 5e DI.

Nous avons reçu quantité de rapports. Le transport des 129e et 36e RI dans la région de Noyon a été mouvementé : Drapeaux rouges, cris séditieux. Commandement impuissant.

2 rapports un de Maud’huy Cdt provisoirement la IIIe Armée (zone Noyon) et l'autre de Pont Cdt 21e CA transmis par Franchey d’Esperey relatant le passage des révoltés à l’intérieur de son CA : le premier optimiste, le 2e pessimiste. 

Il me semble qu’il y a un indice de mieux. Alors que les manifestations étaient calmes, silencieuses, organisées, elles deviennent maintenant bruyantes. Les hommes boivent. Bref c’est l’anarchie avec quelques meneurs. Alors on en viendra à bout. 

Nous sommes au point le plus bas. Le général est très ému.

Aujourd’hui, on envoie au Ministre le rapport sur tous les événements. Pétain y parle des mesures que doit prendre le Gouvernement. Je regrette que, dans ce rapport il ne soit pas parlé de l’ingérence des hommes politiques, des parlementaires, de leur tournée sur le front. Pétain a été aujourd’hui avec Cdt de Godefroy du 3e Bureau voir Maistre pour l’offensive de la VIe Armée. J’ignore ce qui a été dit. Il y a eu du grabuge à la 130e DI qui a été contaminée au passage des régiments 5e DI. Cette DI a tenu un meeting contre la guerre. Toujours la même rengaine. 

2 juin 1917 

Pas dormi de la nuit.

Très préoccupé des événements. 41e DI refuse de relever la 42e.

Ce matin pas de nouveaux renseignements.

Un télégramme chiffré annoncé pour le soir.

Debeney dit que 41e ne relevant pas 42e, a été reportée en arrière. C’est la Division Marocaine qui a pris sa place. 

Rapport de matin triste. Évènements graves : grèves à l’arrière, mutineries à l’avant exercent une influence désastreuse sur le moral. On en a oublié les opérations et on est amené forcément à les subordonner à la politique. Déjà on parle de ne pas faire l’offensive de la VIe Armée, de ne pas fournir de troupes aux Anglais. 

Foch venu ce matin déjeuner avec nous. Mine superbe. Il a longuement conféré avec Pétain qui lui a remis un rapport le mettant au courant des événements.

Quelles seront les solutions prises par le Gouvernement ? Trouvera-t-on enfin un homme énergique ? Le discours prononcé hier par Ribot (Président du Conseil) a produit un bon effet : voyage de quelques socialistes à Stockholm est un outrage au bon sens. C’est un démenti au programme fixé précédemment par Ribot dans un autre discours très applaudi : « Pas d’annexions, des restitutions » 

3 juin 1917

Debeney prescrit d’écrire au Ministre pour lui demander la dissolution de la CGT, l’organe centralisateur de la démoralisation. A sa tête se trouve aussi le syndicat (sic) Caillaux représenté au gouvernement par Malvy.

Je pensais que nous étions au plus bas de notre courbe de dépression morale ; elle paraît s’infléchir encore. Mais nous ne devons pas être loin du minimum et il faudrait peu pour le faire remonter, des chefs énergiques, une attaque russe contre les Boches. 

Très longue conversation avec Pétain dans mon bureau. Il me raconte ce qu’il a dit au Comité de guerre. Il y est intervenu pour empêcher Stockholm, d’où discours de Ribot, bon dans l’ensemble, mais maladroit : il parle de la fin de la guerre. Il paraît indiquer qu’il y a des pourparlers engagés au sujet de la paix. Ce n’est vraiment pas le moment de parler de ces tractations et de faire luire aux yeux de nos hommes des espoirs chimériques. 

Desticker, Chef d’état-major du GAN : la 70e DI/33e CA relevée du front IIIe Armée et prévue pour relever une DI du 20e CA à la VIème Armée n’est plus aussi sûre.

Elle a droit à un repos. Elle sait que d’autres DI qui devaient monter en secteur ont été transportées en arrière après avoir pris part à des manifestations. 

Dans ces conditions, il est important de mettre cette DI en secteur et Franchet d’Esperey en demande une nouvelle. Il n’est pas possible de lui en donner une. 

Il est encore préférable de ne pas attaquer sur le front de la VIème. Mesure de sagesse.

On ne sait pas si les troupes d’attaque sortiront des tranchées et ensuite on n’en a pas d’autres pour les relever après l’attaque.

En même temps, lettre de Maistre disant qu’il ne pouvait songer à l’attaque, qui en dehors des graves questions d’ordre moral, se présentait bien. Pétain est décidé à donner l’ordre de ne pas attaquer. 

Les comptes rendus reçus sur les désordres à l’avant ne sont pas optimistes.

Il n’y a aucune répression immédiate.

Les troupes savent que lorsqu’elles manifestent, elles sont renvoyées à l’arrière, pas de sanctions, plus de justice immédiate, pas de cours martiales. 

Pétain prescrit que les Conseils de guerre siègeront en permanence, qu’on minimise tout retard à exécuter les peines capitales après condamnation.

Il estime même qu’on doit appliquer la sentence sans attendre la réponse au télégramme de demande d’exécution envoyée au Président. 

4 juin 1917

Pétain à Paris pour séance au Comité de Guerre. 

Le Président de la République lui avait dit que les condamnations à mort devaient être suivies au plus tôt possible de l’exécution. Hier, on a envoyé un télégramme pour demander l’exécution immédiate des condamnés à mort. 

Bien entendu, on a répondu en demandant d’envoyer les dossiers. Nos hommes politiques sont disposés à promettre, mais quand il s’agit de prendre une décision grave engageant leur responsabilité, surtout devant le Parlement, il n’y a plus personne. Cette guerre aura montré la veulerie des politiciens.

Encore certains troubles à la 71e DI qui cependant était relevée de secteur. 

Toutes ces misères m’empêchent de suivre les opérations. La remise sine die de l’attaque de la VIe Armée n’est pas discutée. On vit au jour le jour dans l’attente du télégramme d’affolement.

Il y a un amoncellement de troupes dans la zone du GAN, trop propre à l’éclosion d’idées subversives et de troubles. 

5 juin 1917 

Les renseignements sur le front ne sont ni bons ni mauvais. L’excitation continue. Toujours des meetings dans des unités qui refusent de monter aux tranchées.

Je trouve Pétain triste. Je me demande si les officiers qui l’entourent savent lui remonter le moral. Le général Franchet d’Esperey, qui est resté avec lui hier soir est néfaste parce qu’impulsif, autoritaire, cassant. Il ne sait pas trouver le mot qui rassure. 

D’autre part, des voyages continuels à Paris, ce commerce forcé avec des hommes politiques ne sont pas faits pour remonter le moral du général Pétain. Il voit tout ce qu’il y a de mal à l’arrière. Le Président de la République ne veut pas de la procédure proposée relative aux jugements des Conseils de Guerre. Personne n’ose déclarer la Patrie en danger, rétablir les cours martiales. C’est la seule solution et le moral remonterait vite. 

6 juin 1917

Hier au soir 5 juin arrive le Ministre de la Guerre Painlevé. Grande réunion chez le Général Pétain, Debeney, Franchet d’Esperey, M. Matter chef du contentieux, le Cdt Pichot Chef de la Justice Militaire au 1er Bureau, le Cdt Tournès et moi (de Barescut) ; Tournès avait été voir les DI dans lesquelles s’étaient produits des désordres et avait fait un rapport écrit qu’on a lu à la réunion. Les questions les plus graves ont été agitées : répression immédiate, retour à la justice expéditive, rétablissement des cours martiales. Le Ministre s’y oppose, il aurait contre lui toute la chambre. On a parlé de la peine de mort contre deux soldats fauteurs de désordre, l’un est un instituteur de Marseille. Une demande de recours en grâce signée par plus de 400 politiques a été présentée au Ministre de la Guerre. Si le recours en grâce n’est pas signé, c’est la grève dans le Midi. Cette grâce sera donc signée.

On s’est alors demandé où seraient envoyés les gens condamnés aux travaux forcés à perpétuité comme cet instituteur. En principe à l’Ile de Ré, véritable station balnéaire. On n’ose pas les déporter en Nouvelle Calédonie de peur des sous-marins. Mais ce n’est pas une punition parce que tout le monde sait et le Ministre le dit qu’après la guerre il y aura amnistie pleine et entière. 

Le Ministre nous demande alors pourquoi les officiers n’appliquent pas les prescriptions du Service Intérieur grâce auquel tout gradé a le droit de forcer l’obéissance. Le Général Pétain fait alors observer qu’il est extraordinaire que, alors qu’à l’intérieur on n’ose prendre aucune mesure ou qu’on les prend en s’entourant de toutes les précautions possibles contre un fauteur de désordre, à l’avant au contraire.

On doit prendre les mesures les plus graves immédiatement.

Comment prendre ces mesures ?

On peut au combat abattre un fuyard qui entraîne ses camarades au cri de « sauve qui peut » 

Mais en dehors des excitations du combat, jamais un officier n’abattra de sang-froid un homme qui a déposé son sac sur le bord du fossé.

Cet homme n’est pas seul. C’est une bande armée à laquelle un seul officier fait face. Cet officier joue sa peau et a en face de lui des hommes qui font la guerre depuis 3 ans. Le Ministre répond qu’il couvrira tout acte énergique de répression, il en prend l’engagement devant témoins…des phrases. 

Pétain lui demande de réunir les chambres en Comité Secret, d’exposer nettement la situation qui est très grave. Si les boches attaquent, ils pourront être dans deux jours à Paris.

Il est nécessaire d’arrêter la démoralisation de l’arrière. Comment ? En arrêtant d’abord les fauteurs de désordre. Certains sont très connus. Le Ministre répond qu’il ne peut arrêter certaines personnalités. S’il arrêtait le Secrétaire de la CGT, il y aurait immédiatement une grève de 200 000 hommes avec toute la confédération des fers et des métaux. Pétain peut-il lui donner deux DI sûres pour garder Paris. Il fera arrêter les distributeurs de tracts dans les gares, fera rechercher les imprimeries clandestines. Mais c’est surtout la presse qu’il faut diriger. La censure est inexistante. On parle de la révolution russe de manière dithyrambique. On reproduit des photos sur des soldats russes arborant des drapeaux rouges et même noirs. Le Ministre dit que lui-même s’occupe de la presse toutes les nuits jusqu’à 2 heures du matin. Il manie lui-même les ciseaux d’Anastasie. Il n’a personne autour de lui à qui il ose confier un travail aussi délicat. On lui parle aussi de la présence de parlementaires sur le front qui haranguent les hommes au repos, qui leur disent leurs droits aux permissions, au repos, et personne ne leur parle de leurs devoirs. Droit de contrôle, note le Ministre, mais il n’hésitera pas à dire aux parlementaires ce qu’il faut dire aux hommes. On supprimera de plus en plus les permissions pour Paris.

Il est enfin indispensable de savoir d’où vient l’argent qui alimente ces troubles, des hommes ont été trouvés porteur de fortes sommes. Cette agitation coûte cher. C’est de l’argent boche. Tout le monde le sait et on ne peut aucune mesure. Le Ministre répond que l’on a un nouveau préfet de Police sur lequel on peut compter. 

En bref, séance mouvementée, orageuse, où on n’a pris aucune décision. 

10 juin 1917

Un décret est reproduit dans les journaux :


Voici tout ce qu’on a pu obtenir du gouvernement dans les circonstances présentes. Ce petit décret va passer inaperçu. On ne le commentera pas pour le moment. En somme, il supprime le recours au droit de grâce (erreur volontaire ? ou incompréhension de Barescut : il ne s’agit que de la suppression du recours en révision, pas de celle du recours au droit de grâce, note Prisme) aux condamnés à la peine de mort par application des articles 208 et 217 du Code de Justice militaire. Que diront les journaux ? 

14 juin 1917

Groupe des Armées du Centre : Etat moral encore peu satisfaisant.

Calme se rétablit aux VIe et Ve Armées.

La plus grande difficulté de l’état présent est de rétablir le moral. Notes sur notes mais insuffisant.

300 000 permissionnaires, transport 20 000 par jour, d’où troubles. Retard dans les trains. Les hommes couchent à la belle étoile ou ne partent pas faute de place dans les wagons. 

16 juin 1917 

Hier soir (15) Min Guerre et Min Marine chez Pétain ont beaucoup causé.

Rapport Tournès sur derniers incidents et sanctions prises.

Comme le dit Tournès dans le rapport : c’est l’eau qui dort. Le mouvement a été raté mais il reprendra si l’on n’y prend garde et réussira peut-être. 

18 juin 1917

Coup de téléphone du général Maistre (commandant la VIe Armée) hier soir : 2 députés sans mission officielle à Soissons. Qu’en faire ? 

28 juin 1917

Hier soir télégramme chiffré Groupe des Armées du Centre : 63e DI (13e CA) ne veut pas relever la 31e.

Pétitions signées au Cdt DI Andlauer. Pétain va voir.

Le mal couve encore et si l’on n’y prend garde, il fera d’effrayants ravages.

Hier dans les journaux article Pétain, celui écrit dans le Bulletin des armées.

Ne pas trop écrire, erreur dans laquelle on tombe souvent.

Etat moral toujours inquiétant »

A lire tout ceci, on peut constater, comme pour Pétain d’ailleurs, que de Barescut a peu d’appétence pour le régime parlementaire et qu’aussi est forte l’inclination du haut commandement à reporter sur le politique la responsabilité de la dégradation de la discipline et à s’en dédouaner.

Les mesures préconisées, dans le rapport Tournès, ne sont, sans imagination, qu’un retour aux errements du début de la guerre et surveiller la Presse et l’arrière, censés être à l’origine et au soutien du mouvement :

« a-Rétablissement des Conseils de Guerre tels qu’ils étaient avant la loi d’avril 1916. Rétablissement des Conseils de Guerre spéciaux. 
b-Surveillance rigoureuse et orientation de la Presse
c-Répression immédiate et vigoureuse de la propagande révolutionnaire à l’intérieur 
d-Surveillance toute particulière de Paris (gares, tenue des permissionnaires…) »

Pourtant ce même rapport rendait compte de comportements déconcertants au service de revendications structurées, tout à fait inédites, appelées prétextes par Tournès :

« Prétextes généraux

a-Partout dans les actes d’indiscipline collectifs, les hommes ont fait preuve de la plus grande politesse pour les officiers. Au 370e, ils disent au colonel qu’ils n’ont jamais eu de chefs tel que lui, que d’ailleurs c’est dans son intérêt à lui aussi qu’ils font grève, sans cela il sera tué dans 3 ou 4 mois, à son tour.
Même discours au 158e, au 17e
Les mutins saluent correctement, rendent les honneurs, évitent de bousculer les officiers.

b-Incapacité du Haut Commandement
Il n’est jamais arrivé à rien et n’y arrivera jamais. Les journaux ont bien dit que tous les généraux étaient des incapables. 

c-Irritation contre le Gouvernement.

1ère thèse :

1-Tous les députés sont des traîtres ; leurs fils, gendres, etc. sont automobilistes, secrétaires, etc.
2-Seul, le parti socialiste est dans le vrai. Albert Thomas est allé en Russie pour faire la paix que le Congrès de Stockholm signera.
Après quoi, on fera la révolution sociale. Au 370e les mutins engagent le colonel et les officiers à se mettre à leur tête pour marcher sur Paris, contre le Gouvernement. 

2ème thèse :

Seuls les paysans sont à la guerre

a-Irritation contre les Américains
Qui, au lieu de se battre vont venir prendre les places des ouvriers dans les usines ou des quelques Français qui ont encore une place où ils ne se feront pas tuer.
b-Irritation contre les ouvriers des usines (salaires…) Seuls les paysans sont à la guerre (plainte surtout à la 5e Division Normands » 

Le Gouvernement est soumis à de fortes pressions de la part du Haut Commandement qui, pour obtenir le durcissement des mesures de répression, l’arrose de messages alarmistes.


Fin du rapport Tournès lu à la réunion du 5 juin en soirée :


Nous avons vu que Painlevé ne cède pas à la demande d’en revenir à la situation de 1914, deux mois après mise en œuvre de sa circulaire qui a abouti à ce que toute exécution ne se fasse que sur décision gouvernementale. Dans le verbatim de Barescut relatant la réunion du 5 juin, on perçoit bien le désarroi du Ministre, piégé en première ligne, face à un Parlement qui fait pression sur lui pour les grâces, qui sait qu’il a tout pouvoir depuis le 20 avril pour les ordonner, et auquel il ne peut plus répondre que c’est affaire d’autorité militaire. Cela l’amène le 5 juin, sous les pressions antagonistes de la hiérarchie militaire et du Parlement, submergé de nouvelles angoissantes venues du front, à faire un faux pas en courage politique en essayant de replacer la responsabilité de la répression sur le haut commandement, en l’incitant à s’affranchir des procédures de la Justice Militaire, et à en revenir sans l’écrire aux exécutions sommaires.

Il n’en a pas été ainsi et il est temps de voir maintenant comment ce rapport de force a, en juin, fait évoluer la pratique de la Justice militaire.

La première réaction est une note du 1er juin du général Pétain :


Cette note est à tonalité dure mais, coincée par les impératifs de la circulaire du 20 avril 1917, elle indique jusqu’où on peut aller dans l’application des directives gouvernementales et les respecte.

Ceci étant, la pression est mise sur le gouvernement, avec des exigences :


A partir du 8 juin, la pression aidant, l’autorité politique lâche du lest (référence au texte lu dans les journaux par de Barescut le 10 juin)


Ce texte, qui a été publié dans les journaux, n’est pas très terrorisant : inciter à rejoindre l’ennemi ou « les rebelles armés » (art. 208), se révolter (art. 217) prive seulement de l’accès à la révision et non à la possibilité de la grâce. C’est ce que l’opinion apprend. Mais elle n’a pas accès à la note très confidentielle du 9 juin, autrement importante, qui suit dès le lendemain, dans l’ombre de cette dernière:


(1) [Que dit l’article 145 : « s’il n’y a pas eu de recours en révision (c’est le cas désormais ici en conformité avec le décret du 8 juin 1917), le jugement est exécutoire dans les 24 heures après l’expiration du délai fixé pour le recours »]

Ainsi, après deux semaines de trouble, la tendance générale au fil du temps vers une humanisation de la justice militaire subissait un sérieux revirement politique, fruit de compromis. Certes, on n’en revenait pas à carte blanche aux militaires, puisqu’il y avait des cas exclus et que l’ordre d’exécution n’était délégué qu’au général Pétain et au général Sarrail. En tout cas, ni le Parlement ni l’opinion n’en étaient avertis.

Tout cela sent un peu l’improvisation et l’affolement. Il faut attendre le 18 juin pour qu’une note de Pétain montre que le mouvement commence à être appréhendé dans sa spécificité et sa complexité et qu’on abandonne le ton uniquement répressif :


Armés par la connaissance de tous ces textes, nous allons maintenant entrer dans le détail de la répression, de ses modalités, au mois de juin.

Prisme est ici confronté à un problème méthodologique de fond. Qui considérer comme mutins ? Nous avons constaté que des refus collectifs passifs de relève se sont déjà produits à Verdun et sur la Somme en 1916. On peut, pour s’en différencier, qualifier de mutinerie les manifestations collectives ouvertes, violentes et non violentes, avec prise de parole et émission de réclamations, ponctuelles ou d’ordre plus général.

Cette définition est trop floue pour mettre ces mouvements en statistique. Comme déjà évoqué, l’inutilité des combats à Verdun et sur la Somme a peu à peu amené les hommes à une profonde lassitude, que seuls la perspective et l’espoir d’une percée définitive en avril 1917, ont momentanément fait disparaître. Cet espoir s’est volatilisé en moins d’une semaine de combats à partir du 16 avril 1917.

Nos calculs statistiques font apparaître qu’à partir de l’offensive du Chemin des Dames, le commandement a multiplié les plaintes en Conseil de Guerre, signe d’un relâchement certain d’une discipline qu’on désespère de restaurer autrement que par la menace. A partir de quel mouvement collectif passe-t-on des désordres déjà connus aux mutineries ? C’est, en fait, le commandement qui, semble-t-il, fin mai, a décidé de qualifier, devant leur généralisation, les manifestations collectives ponctuelles de refus de reprendre un créneau au front, de « mutineries », car perçues désormais par lui comme telles.

C’est effectivement le 28 mai que l’alarme est sonnée au GQG :

Général de Barescut : « Vu les agents de liaison du GAN : les cas d’indiscipline augmentent dans l’armée. Il faut réagir. Nous aurons bientôt des comités de soldats. Tournès fait une lettre d’alarme au Ministre

Mais le phénomène ne date pas de cette période, comme en témoigne cette page du carnet d’un soldat le 19 avril 1917, alors que l’offensive apparaissait déjà comme un échec : 

« Vers 10h du matin, nous entendons du bruit, des cris dans la rue principale de Crugny. Je sors et je vois 150 à 200 fantassins qui crient « A bas la Guerre, Vive la Paix ! » Tous appartiennent à des régiments qui ont fait l’offensive malheureuse du Chemin des Dames.

Ils se dirigent vers la maison de l’Etat-Major.

Ils sont très surexcités. Toutes les portes et les fenêtres de l’état-major sont fermées. On a dû signaler leur présence et les entendre venir.

Tous les gradés de l’état-major ainsi que le personnel, sont barricadés à l’intérieur. Ils ne doivent pas être rassurés, car les mutins, déchaînés, lancent des briques et des pierres dans les volets et tentent de défoncer la porte d’entrée qui résiste.

Ils crient : « A mort les traîtres, à mort les généraux incapables, A bas la Guerre, Vive la Paix, qu’on retourne chez nous »

C’est une vraie mutinerie, une vraie révolution.

Les habitants eux-mêmes, apeurés, se sont barricadés chez eux. Je suis haletant. Je n’ai jamais rien vu de pareil. J’ai le cœur serré, bien triste.

A un moment donné, un général ouvre la porte et veut parler aux mutins qui, admirant son courage, se taisent, surpris et médusés, pendant quelques minutes. Il leur dit alors « Chers amis, je connais, je comprends vos misères, vos souffrances, vos peines. Mais ce que vous faites est très dangereux et contraire aux intérêts de la Patrie, de la France toute entière, etc… » Mais ils ne le laissent pas continuer. Il est conspué, injurié, des pierres sont jetées, il referme la porte prestement. Les mutins continuent de crier et de lapider les volets de l’Etat-Major pendant un certain temps. Puis la mutinerie se calme. Petit à petit, les mutins se dispersent et tout redevient calme à Crugny.

Dans la soirée un important détachement de gendarmes vient cantonner à l’état-major même. La mutinerie de Crugny est finie.»

On a donc ici, soudaineté, action collective, propos revendicatifs, avec un encadrement débordé. On ne trouve nulle trace de cet incident, ni dans les documents officiels, ni en Justice militaire. Les « mutins » s’en sont quand même pris à l’Etat-Major du général Duchène, commandant la Xe Armée, qui devait exploiter la percée.

Les mutineries s’inscrivent donc au sein d’une montée de la désobéissance en général au printemps 1917, dont la répression était en train de se faire au rythme des remises, après instruction des rapports des commissaires-rapporteurs. L’irruption des procès pour mutineries fin mai et juin est due à la surprise, puis à la volonté du commandement, de rompre avec la pratique du moment qui n’aboutissait à des jugements qu’après mise en œuvre d’une instruction fouillée génératrice de délais.

Prisme s’est décidé à s’en tenir au point de vue du haut-commandement en fixant comme bornes au phénomène à étudier judiciairement, du 25 mai à fin juin.

Il y a eu certes des manifestations collectives avant et après ces dates, ainsi que des refus passifs de combattre, sans revendications, durant cette période, mais la particularité de l’espace de temps choisi est que les actions se sont déroulées en essentiellement trois semaines dans un espace relativement confiné, hébergeant dans les localités une grande diversité de troupes.

Comme le reconnaissait le 4 juin, le général de Barescut :

« Il y a un amoncellement de troupes dans la zone du GAN, trop propre à l’éclosion d’idées subversives et de troubles. »

Cette situation était due au marasme consécutif à l’échec de l’offensive. Le Haut-Commandement avait été paralysé en mai, en attendant le limogeage attendu de Nivelle. Les troupes qui auraient dû exploiter la percée avaient été laissées sur place et on en avait encore amené de l’extérieur pour les relèves. C’est à ce moment qu’étaient apprises la révolution russe et les grèves à l’arrière. Cette zone fourmillait de rumeurs dont l’une était que les unités qui refusaient de monter au front, obtenaient gain de cause par la pression. D’où l’apparition de procédés déstabilisants pour le commandement de contact. Dorénavant, lors des désobéissances collectives, la minorité agissante forçait les autres à participer et se répandait dans les cantonnements des unités voisines pour faire un mouvement boule de neige en vue de prendre de vitesse le commandement, procédé jouable vu la proximité des cantonnements qui permettait aussi, à ceux qui le désiraient, de rejoindre facilement à pied les lieux de meeting inter-régimentaires.

Pour enrayer ce mouvement, le commandement, dans l’urgence, a fait feu de tout bois, en s’aidant en particulier de l’outil judiciaire.
Sa réaction initiale a été d’en revenir, sans imagination, aux procédés d’intimidation du début de la guerre. En témoigne le 1er juin, cette note de Pétain, déjà citée, « Les accusés, militaires, ou assimilés (art. 62 du Code de justice militaire) devront être traduits directement et sans instruction préalable devant les Conseils de Guerre, par application du 1er alinéa de l’article 156 du Code de Justice militaire, toutes les fois que la gravité du crime réclamera un châtiment prompt et exemplaire et que l'enquête au corps aura fourni des éléments de preuve suffisants »

Cette directive indiquait à la Justice militaire qu’elle devait abandonner sa pratique d’instruction longue pour en revenir à la « célérité ». Cette sur-réaction atteignait la justice sans préavis alors qu’elle était occupée à instruire les affaires en cours des mois précédents marqués par un fort « halo d’indiscipline » depuis avril 1917.

De ce fait, a conflué en juin 1917 le flot des condamnés qui l’ont été après une longue instruction dans les mois précédents et ceux, mutins, pour lesquels on a fait l’économie de l’instruction par le commissaire-rapporteur, en les envoyant en Conseil de Guerre, à la manière dont on en usait en 1914/1915 dans les Conseils de Guerre Spéciaux : en flagrant délit.

Les tableaux ci-dessous vont mettre en valeur ces deux sous-populations.


Nous partons de ce chiffre stupéfiant de 267 condamnés à mort dans un mois, une première dans cette guerre. On repère cependant immédiatement que, dans ce mois dit des « mutineries », les mutins ne constituent qu’une partie des condamnés à mort et que l’autre, forte de presque 41% du total, atteint à lui seul, un nombre jamais encore observé depuis le début de la guerre.

Ce pourcentage ne peut-être qu’approximatif. On ne peut statistiquement se contenter de ce pourcentage, car le nombre de condamnés à mort, pour fait de mutinerie, est difficile à extraire du nombre total des condamnés à mort pendant le mois de juin.

Tout d’abord, le nombre de condamnés à mort, par les Conseils de guerre, ne rend compte que d’une faible partie de l’ensemble des condamnés pour mutinerie. En effet, en ce mois de juin, de très nombreuses condamnations, qui auraient valu l’exécution capitale, se sont soldées par des peines évitant le poteau d’exécution.


Si l’on compare avec les mois précédents, on constate une inflation certaine chez ces condamnés à mort pour fautes variées contre la discipline, dont le nombre n’a atteint 53 qu’une fois en janvier sur les cinq premiers mois de l’année. En juin, avec 110, on a multiplié par deux ce chiffre. Ces condamnés l’ont été essentiellement pour fautes remontant aux deux mois précédents, depuis la phase active de l’offensive d’avril-mai 1917.


Dont du 4 au 9 mai (reprise d’attaques violentes à Craonne et Laffaux) : 27 dont 13 jugés en juin.

Les jugements de mutins se mêlent donc aux nombreux abandons de poste et refus d’obéissance de mi-avril, mi-mai. Ainsi, suite à des abandons de poste en pleine attaque le 17 avril, 11 soldats n’étaient condamnés à mort qu’un le 2 juin, 5 le 11 juin et 5 en juillet. Le tableau ci-dessus a été constitué de manière empirique, par recoupements-tâtonnements, suivant la dichotomie que Prisme a décidé d’utiliser pour différencier mutins de fin mai et juin et les autres indisciplinés mais le classement entre ces deux catégories pourra évoluer à la marge.

Cette « sur-réaction » du commandement début juin, a entraîné une brutale augmentation de la charge de travail des Commissaires-rapporteurs, contraints de fonctionner à deux vitesses, obligés qu’ils étaient de poursuivre l’instruction dans la durée des cas individuels ordinaires, tout en étant, en même temps, astreints à fournir, en quasi immédiateté, dans la tension et la précipitation, les Conseils de guerre, en groupes importants de soldats inculpés pour actions collectives d’un nouveau type.

Disposant de la liste complète des condamnés à mort ou pas de la 77e DI, Prisme a pu établir ces tableaux qui montrent bien le décalage entre les deux sous-populations.

Ces tableaux concernent les jugements n° 611 à 795 de la 77e DI relevés sur le registre des jugements et impliquant 310 militaires, condamnés à mort ou pas. Cinquante et un jugements ne concernant pas des procédures lancées en juin ou des procédures lancées en mai mais jugées en juin ou plus tard (exemple : délit en janvier et jugement en août), ne figurent pas sur les 2 tableaux ci-dessous. En effet, l’enregistrement des délits et crimes sur le registre des jugements n’est pas chronologique à 100%.)


Ainsi, si on compare la différence de célérité de jugement pour les condamnés à mort mutins et non mutins, on voit que la quasi-totalité des mutins, a été jugée dans les dix jours suivant leur révolte collective, tandis que le gros des non-mutins l’a été de 31 à 70 jours avec un pic entre 31 à 50 jours.

On voit aussi que, lorsque les commissaires rapporteurs ont réussi à imposer qu’on leur laisse le temps de mener précautionneusement leurs enquêtes, il n’y aura plus, dans les jugements signifiés au-delà des dix premiers jours, qu’une seule condamnation à mort sur 212 jugements.

Enfin la dernière ligne du tableau illustre bien, dans le cas de la 77e DI, l’existence de condamnations « différées » pour les non mutins jugés pour des délits antérieurs à juin.

Le tableau ci-dessus peut être rendu plus visuel en regardant celui qui suit :


Si on descend au niveau des régiments, parcourus de mutineries à la 77e DI, on obtient la répartition des 41 condamnés à mort et les délais qui ont séparé l’infraction collective du jugement :



Si l’on se réfère au tableau de la répartition des condamnés à mort de la cohorte de juin, ce dernier nous indique que, sans qu’il y ait de relation de cause à effet, le pouvoir politique a été plus sévère envers les mutins (78% dans le nombre de ceux dont la grâce a été rejetée) tandis que les Conseils de révision ont trouvé plus de vices de forme dans les jugements des mutins que dans ceux des autres (sur l’ensemble de ceux dont le jugement a été considéré conforme, les mutins constituent le groupe minoritaire à 37 % contre 63% de celui de la délinquance militaire ordinaire).

In fine, constituant 59% de la population des condamnés à mort de juin, les mutins ont représenté 83% des fusillés. Prisme va naturellement, en plongeant dans les dossiers de Justice militaire de ce mois de juin, tenter de comprendre ce qui a conduit à ce résultat statistique de 24 fusillés dont 17 avec l’aval du gouvernement et 7 sur décision souveraine de Pétain, couvert par le gouvernement qui l’y avait autorisé par la lettre de Painlevé du 9 juin 1917.

En tout cas, en ce début de mois, la directive Pétain du 1er juin a été appliquée brutalement, provoquant des rebondissements jusque-là non observés.

Ainsi, début juin, les délais fautes-procès ont-ils été singulièrement réduits :


A la 81e DI, au 308e RI, le 2 juin, se produit un événement qu’on a déjà rencontré à plusieurs reprises, notamment à Verdun et sur la Somme en 1916. Au cours de la marche d’approche pour relever le 224e qui venait d’être bousculé et avait cédé des tranchées, « des coups de sifflet retentissent et la totalité du bataillon se disperse dans les bois » (Denis Rolland, grève des tranchées pages 223-229). Dans les cas précédents, les fugitifs restaient dispersés jusqu’à ce qu’on les retrouve par petits paquets. Ici, une partie de ceux-ci rallie une carrière, restant solidaires, où, très vite, ils sont rejoints, non seulement par le général Bajolle, commandant la 81e Division, mais aussi le général Taufflieb, commandant le 37e CA. Les revendications sont confuses. En tout cas, on ne veut pas prendre le secteur d’un régiment enfoncé, alors que le 308e RI en mai a durement payé dans son attaque dans le secteur du Moulin de Laffaux. Le général Taufflieb prend la direction des opérations. Dans l’esprit de la directive Pétain du 1er juin, il demande de traduire en Conseil de Guerre, sans instruction préalable, « cinq hommes les plus indisciplinés » dans chacune des trois Compagnies fautives. Donc, sans enquête contradictoire, sur désignation par les cadres de contact, ces derniers, arrêtés le 3 juin passent en jugement le 5 : 11 condamnations à mort, 3 à 10 ans de travaux publics et une à 5 ans de prison, toutes pour abandon de poste en présence de l’ennemi. En plus, un sergent et un caporal accusés de complicité d’abandon de poste sont, le premier, condamné à 10 ans de travaux publics, le second, acquitté. On est retombé dans les aberrations des jugements collectifs. La débandade lors des coups de sifflet présuppose un minimum de contacts organisationnels et la diffusion de l’information. Nulle enquête n’a été diligentée, dans les 48 heures, pour découvrir les initiateurs du processus de déclenchement, même si, sur dénonciation, un sergent et un caporal ont été inquiétés. Après un procès aussi mal préparé et mené, il n’est pas étonnant que le Conseil de révision de la VIe Armée invalide la totalité des 11 condamnations à mort le 8 juin et renvoie les accusés sur le Conseil de guerre de la 62e DI qui se tient à peine 4 jours après. Ainsi en 8 jours y a-t-il eu jugement, cassation et rejugement, tout ceci laissant peu de place aux enquêtes, auditions et réflexions, le tout dans un procès collectif.


La hâte mise à juger a ainsi évité de donner la parole aux accusateurs, témoins et accusés. On s’est contenté des rapports alors que les faits incriminés n’ont même pas été mentionnés dans l’acte d’accusation.

Le commissaire rapporteur sert ici de bouc émissaire, alors qu’on ne lui a pas consenti les délais pour fournir un rapport étayé.

Le flou de l’accusation amène ensuite le Conseil de Guerre de la 62e DI à accorder globalement les circonstances atténuantes et à transformer les 11 condamnations à la peine de mort en 10 ans de travaux publics pour 2 caporaux et 5 ans pour tous les autres, désaveu du jugement initial. Tandis que cette première manifestation du désir de frapper fort, vite et durement se terminait en fiasco, le haut commandement en était encore à pousser activement dans cette voie et venait d’obtenir les 8 et 9 juin les moyens d’ordonner à son niveau des exécutions. La façon dont il avait été réagi à la 81e DI avait été citée en exemple de ce qu’il fallait faire. Le 11 juin, veille du jour où le Conseil de Guerre de la 62e DI empêchait la 81e DI de procéder à des exécutions pour l’exemple à partir d’hommes désignés, non pour leur culpabilité mais pour leur mauvaise conduite habituelle, la démarche générale à la 81e DI (version général Taufflieb) était citée par le général Pétain comme celle à suivre par tous.


Le fiasco décrit plus haut a entraîné des développements inattendus, inimaginables dans les premières années de guerre. Manifestement mis hors de lui par les décisions prises dans le parcours judiciaire, si contraires à ce qu’il espérait, le général Taufflieb venait, le 13 juin, exhaler son courroux devant les juges des Conseils de guerre en cause, coupables d’avoir mal jugé. Il n’avait pas admis les décisions prises lors des séances des 7, 11 et 12 juin du Conseil de Guerre de la 62e DI, autre division du 37e CA. Dans les deux premiers Conseils, présidés par le Lt-Colonel Brinboeuf-Dulary, commandant le Dépôt Divisionnaire de la 62e DI, les dix accusés présentés avaient, aux yeux de Taufflieb, été frappés de peines scandaleusement faibles. Le troisième, présidé par le Lt-Colonel Lips, était celui qui avait rejugé les 11 condamnés à mort de la 81e DI. Trois des juges ayant siégé dans les deux premières séances avaient été aussi du jury dans le troisième, donc en majorité.

A l’issue d’une violente altercation, le général demandait la mise à la retraite du Lt-Colonel Dulary. Ce dernier ne se laissait pas faire et écrivait au Ministre de la Guerre. Voici sa version :

 
 

Paul Painlevé prescrivait une enquête confiée au général Franchet d’Esperey et au contrôleur général Cretin, connu pour avoir été le premier chef de la Direction du Contentieux et de la Justice militaire, créée par le Ministère, en défiance de l’Etat-Major Général au moment de l’affaire Dreyfus. L’enquête démarrait le 12 juillet.


Le 23 juillet, le rapport de 11 pages, fruit de l’enquête, accompagné de 11 pièces jointes était envoyé au Commandant en chef.

Il excusait le général Taufflieb :

En face d’un ennemi pressant, enhardi par nos troubles intérieurs, des troupes travaillées par des émissaires de l'étranger. Entre les deux, des chefs hésitants.

Le moment était critique. Quand en a vécu cette période sur place, on comprend l'angoisse patriotique qui a serré le cœur du Général Taufflieb, alsacien luttant pour la libération de ses foyers.

C'est en tenant compte de ces considérations qu'il faut envisager son attitude au cours de ces événements [..] 

Dans les séances des 7 et 11 juin, le Conseil de Guerre de la 62e Division avait eu à juger dix affaires graves (crimes et délits contre le devoir militaire). Sur les 10 jugements, un prononçait l’acquittement pur et simple, les neuf autres des peines correctionnelles, dont 6 avec sursis, aboutissant en fait à la libération immédiate des accusés. [..]

Pour se former sur ces faits une opinion impartiale, il est nécessaire de rappeler en quelques mots les circonstances qui les ont précédés et amenés.

Des actes graves d’indiscipline s’étaient produits, en mai et juin, dans les divisions placées sous le commandement du Général Taufflieb : échauffourées à Soissons auxquelles avaient pris part des hommes du 338e de ligne ; rébellion contre la gendarmerie ; refus par le 308e de ligne de monter aux tranchées ; mutineries au 278e ; au 307e un officier avait été frappé par ses soldats ; un bataillon tout entier du 308e de ligne s’étant, après avoir abandonné son poste, réfugié dans une caverne (Leury) avec armes et bagages, emmenant même ses mitrailleuses. Le Général Taufflieb avait été de sa personne, seul et sans armes, admonester les mutins, dont, par son attitude résolue et courageuse, il était parvenu à ramener le plus grand nombre à l’obéissance (3 juin) 

Des correspondances saisies, des propos recueillis décelaient les excitations dont nos soldats étaient l’objet, l’état d’esprit qu’on cherchait à répandre dans leurs rangs : « Qu’avez-vous à craindre ? Les Conseils de Guerre ne condamnent plus à mort ; c’est eux qui ont peur de vous. Quant à la prison et aux travaux publics, soyez sans inquiétude : l’amnistie vous en délivrera sitôt la guerre finie »

Les Conseils de Guerre que la loi du 27 avril 1916 a investi de pouvoirs nouveaux (circonstances atténuantes, sursis) semblaient justifier ces insinuations.

Comment conjurer le péril qui s’aggrave et qui, dans les circonstances tragiques que nous traversons, menace l’existence de l’armée et de la nation elle-même ? Les juges ont-ils conscience de ce danger ? Puisent-ils dans le sentiment du devoir, à défaut de la loi « qui ne les garde plus contre les faiblesses humaines » le courage de remplir leur rigoureuse mission ?

Le Général veut s’en assurer ; il veut se rendre compte par lui-même d’où vient cet énervement de la répression. Pour cela, il n’a ou ne voit d’autre moyen que d’interroger les juges eux-mêmes et c’est alors qu’il se décide à l’enquête qui a motivé la plainte du Lt-Colonel Dulary.

Etait-elle légale ? On ne peut guère le contester ; il ne s’agissait pas d’exercer une pression sur des juges pour les amener à voter de telle ou telle manière dans une affaire déterminée, puisqu’il y avait chose jugée. 

Mais n’était-elle pas imprudente ? L’Officier Général qui y procédait et qui était profondément pénétré, en raison même des faits dont il avait été le témoin, des dangers que courait la discipline, et dont les investigations, dans son esprit, devaient être d’ordre purement psychologique, aurait pu prévoir que, parlant à ses subordonnés, il se laisserait peut-être entraîner à exprimer sa manière de voir en termes plus ou moins vifs qui pourraient être pris pour une critique de la chose jugée. 

Le Lt-Colonel n’est pas crédité, lui, de circonstances atténuantes. Il n’a d’ailleurs pas été entendu :

« L’enquête devait être poursuivie au PC de l’Infanterie Divisionnaire où auraient été entendus MM les capitaines Servant et Brillet. Mais, sur l’avis qu’ils étaient en position d’absence régulière, il a fallu y renoncer. M. le Lieutenant-Colonel Dulary qui avait été indiqué comme étant au dépôt du 150e de ligne, à Chartres, et que le Contrôleur Général Cretin, avec l’assentiment du Général Franchet D’Esperey se proposait d’interroger, est actuellement en permission à Saintes où, sauf décision contraire de M. le Ministre, il ne paraît pas indispensable ni même utile d’aller le retrouver.»

Sa défense est pilonnée :

« En fait, le mécontentement du Général Taufflieb était-il justifié ? Les termes même de la plainte du colonel Dulary semblent indiquer que cet officier supérieur n’avait de ses devoirs qu’une notion très imparfaite».

« Les membres du Conseil de Guerre, sourds, dit-il, aux rumeurs extérieures ne voulurent pas transformer en cour martiale un Conseil de Guerre légalement constitué ».

Entre les obus ennemis qui, eux, n’accordent pas de sursis, et un Conseil de Guerre si indulgent, comment hésiter si la voix du devoir n’est pas assez forte ? Sourds aux rumeurs extérieures, cela va de soi, s’il s’agit de rumeurs tendant à troubler, comme cela se voit malheureusement quelquefois, la conscience des juges et à les pousser dans la voie de l’indulgence. 

Mais s’il s’agit de faits parvenus à la connaissance du juge et qui décèlent une situation grave, menaçante, un état d’effervescence qui tend à se généraliser, il est faux de prétendre que celui-ci doit y rester sourd. 

Il ne doit pas ignorer que, suivant les principes élémentaires de droit criminel, deux éléments s’imposent à sa conscience pour la détermination de la peine : la moralité du délinquant et le péril social ; si ce péril grandit, ce serait folie de prétendre que le juge n’en doit tenir nul compte. 

Le Lieutenant-Colonel Dulary dit, dans le même document, que le sursis légal (loi Bérenger) a été accordé « afin de permettre à certains accusés qui avaient déserté ou abandonné leurs postes de combat, de ne pas se soustraire par la prison au danger guettant, à chaque moment et jusqu’à la fin de la guerre, leurs camarades ».
Il est à peine besoin de souligner le danger de cette thèse qui aboutirait à l’impunité générale. Il est certainement fâcheux qu’un militaire puisse, en commettant un crime ou un délit, se soustraire au danger de la bataille ; mais n’est-il pas plus fâcheux encore que les camarades de ce militaire, qui ont été les témoins de sa défaillance et qui le voient s’en tirer à si bon compte, ne soient tentés à l’occasion de suivre son exemple.

En tout cas, et quelque opinion qu’on puisse se faire à ce sujet, il n’appartient pas aux Conseils de guerre d’étendre le champ d’application de la loi de sursis et de substituer à la loi leur propre jugement. Ils ne doivent pas d’ailleurs perdre de vue que si de telles considérations peuvent avoir en certains cas quelque valeur, l’article 150 du Code de justice Militaire donne au Commandement, mais au Commandement seul, le pouvoir d’en tenir compte et qu’en usurpant ce pouvoir, le Conseil de guerre dépasse le but de cet article dont le bénéfice (à la différence du sursis légal) est, à tout instant, révocable. (Dans l'article 150, il s’agit de commutation et suspension de peine, pas de la loi Bérenger)

Le Lt-Colonel Dulary dit enfin, par ailleurs :

« Beaucoup d’accusés n’étaient pas les vrais coupables ; certains d’entre eux avaient été pris un peu au hasard comme responsables » et plus loin, parlant de condamnés à mort renvoyés, après cassation, devant le Conseil de Guerre qu’il présidait : « Ils ont été choisis, paraît-il, comme responsables »

Affirmation tendancieuse, peu bienveillante pour le premier Conseil, et qui montre avec quelle désinvolture les débats ont été présidés dans le deuxième. ( non présidé par Dulary : note Prisme)

Le Lt Colonel Dulary a jugé suivant sa conscience, cela est hors de doute. Mais cet état de conscience implique, d’après son propre témoignage une certaine faiblesse, un manque de jugement qui peuvent sembler incompatibles, non seulement avec une magistrature élevée, mais avec l’exercice de son commandement.

Le Général Taufflieb se défend d’ailleurs d’avoir voulu atteindre, par la mesure qu’il réclame, le Président du Conseil de Guerre, qui, comme tel, relève directement du Général Commandant la Division.

Cet Officier supérieur commandait le Dépôt Divisionnaire de la 62e Division (pièce 7) auquel il avait été affecté, sur la proposition du Général de Division lors de la transformation de la Division de 6 régiments à deux bataillons en Division de 4 Régiments. Les deux régiments supprimés, dont celui du Lt-Colonel Dulary, avaient enterré leurs drapeaux au début de la guerre pendant la retraite. Une vacance de commandement actif s’étant ultérieurement produite à la Division, le commandant de celle-ci, au lieu de provoquer la réintégration du Lt-Colonel Dulary, a demandé et obtenu, pour la vacance à remplir, la désignation d’un des chefs de bataillon du régiment à pourvoir.

Sans attribuer à ces circonstances un sens péjoratif, elles donnent du moins à penser que M. Dulary ne s’imposait pas à l’attention de ses chefs pour un poste de commandement actif et qu’en demandant qu’il fût relevé du poste, relativement sédentaire, qu’il occupait depuis plus d’un an et admis à la retraite, le Général Tauflieb a rempli un acte normal de sa fonction, qui n’a pas le caractère ni même l’apparence d’un abus d’autorité.

Il est possible et même vraisemblable que l’état d’esprit manifesté par le Lt-Colonel dans son entretien avec son chef ait été « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».

Mais l’acte judiciaire n’était pas en cause et la preuve en est dans cette constatation que ni les autres membres du Conseil, ni le Président et les membres du Conseil de la séance du 12 juin n’ont été atteints.

La mise à la retraite n’est, d’ailleurs, pas une punition. L’article 65 de la loi du 22 avril 1905 (même si le décret du 15 août 1914 confirmé par la loi du 30 mars 1915 n’en avait pas suspendu l’application pendant la guerre) ne pourrait, suivant la jurisprudence du Conseil d’Etat, être invoqué par l’intéressé à cette occasion.

Dans la rédaction des motifs de sa plainte, M. Le Lt-Colonel Dulary commit des erreurs manifestes et particulièrement regrettables sous la plume d’un magistrat.

A- Il appelle menace, l’avertissement donné par un supérieur à un officier qu’il sera l’objet de mesures coercitives. En admettant même que la mise à la retraite soit une mesure coercitive, la mesure n’est punissable que lorsqu’elle a été faite en vue d’un résultat à obtenir (acte ou abstention).

Or le jugement était acquis.

B- Même en admettant que le Général Tauffieb ait reproché au Lt-Colonel Dulary d’avoir, en tant que juge, manqué d’énergie et d’avoir mal jugé, le fait ne constituerait pas un outrage car il n’inculpait ni son honneur ni sa délicatesse (art. 222 du Code Pénal).

Ces griefs écartés, il reste contre le général l’imputation d’avoir sévèrement apprécié un jugement et formulé cette appréciation auprès des juges eux-mêmes et, sans doute, en termes un peu vifs. [..]

Il était difficile que les officiers ne prissent pas ses observations pour un blâme de leur attitude comme juges et une critique du jugement rendu.

Sans doute ce jugement était acquis ; il n’y avait pas à y revenir ; mais ceux qui y avaient participé pouvaient se prétendre influencés pour les autres affaires dont ils auraient à connaître.

Nous ne prétendons pas que le commandement puisse et doive rester indifférent à la manière dont s’exerce la justice et qu’il ne puisse et doive éclairer les juges sur leurs devoirs et sur les dangers de l’heure. Mais il est à désirer que ses observations, ses recommandations, conservent un caractère impersonnel afin qu’elles n’aient pas même l’apparence d’une réprimande ou d’un blâme individuel.

Faut-il s’étonner que les juges militaires, au milieu des graves préoccupations qui les assiègent, perdent quelquefois de vue le formalisme judiciaire, qu’ils n’observent pas toujours la prudente réserve qu’aurait sans doute un Procureur Général, parlant dans son cabinet, aux magistrats de son ressort ?

Ils pourraient d’autant mieux se défendre que les difficultés judiciaires auxquelles ils se heurtent, ont des causes extérieures et profondes où ils n’ont aucune part de responsabilité.

Sans vouloir discuter ici la loi du 27 avril 1916 qui émane de sentiments généreux mais qui n’aurait peut-être pas été votée dans la période critique que vient de traverser le pays, nous demandons la permission de dire comment les conséquences en avaient été prévues par un éminent criminaliste (M Garcon, Professeur à la Faculté de Droit de Paris) qui ne saurait être suspect de préjugés militaires.

1- au sujet des circonstances atténuantes :

« Lorsque vous aurez donné le droit d’abaisser cette peine, le même juge sentira qu’il porte seul la responsabilité de la condamnation. Et le juge militaire fera ce qu’ont fait avant lui tous ceux à qui on a donné ce pouvoir et cette responsabilité ; il penchera presque toujours du côté de l’indulgence parce qu’on trouve toujours des raisons qui excusent les plus grands crimes et parce que le juge militaire est un homme qui cèdera comme les autres à la pitié. Je suis loin de le lui reprocher ; cela est tout à l’honneur de sa conscience. Mais il faut précisément le garder contre ses faiblesses humaines et c’est le rôle de la loi. Je ne sais rien qui, à cette heure tragique, me semble plus dangereux que cet énervement systématique de la peine, que cet énervement de la répression sur laquelle repose la discipline d’une armée qui comporte des millions d’hommes »

2- au sujet des sursis :

« Comme on l’avait prévu cette loi (loi Bérenger) parce qu’elle donnait aux juges un trop large pouvoir, a été mal comprise et tout le monde reconnaît aujourd’hui que les tribunaux ont fait un incroyable abus du sursis, au grand préjudice de l’intérêt social.

Et c’est ce même pouvoir que vous voulez donner maintenant aux juges militaires en temps de guerre ! Tout le monde reconnaît que les Conseils de Guerre ont pour mission essentielle d’assurer en un pareil moment une répression énergique et exemplaire. Et vous allez chercher dans nos lois civiles, pour les introduire dans la législation militaire les institutions qui ont précisément écarté de la peine tout son côté intimidant.

Je ne puis dissimuler ma surprise et mes craintes de voir, à une heure de péril national, à une heure où nous n’avons jamais eu plus besoin d’une justice criminelle forte, de voir, dis-je, s’accomplir ces singulières réformes qui, dans ma conviction, sont grosses de danger pour la sécurité sociale et pour la Défense nationale ».

Ces paroles étaient prononcées le 8 mars 1916 (Revue du Droit Pénal 1916 N° 2). M Larnaude, le doyen de la Faculté, y donnait sa pleine adhésion le 17 mai.


Document intéressant qui, outre la démolition, par insinuation, de la réputation du Lt-Colonel Brinboeuf-Dulary, montre la persistance d’une tendance à remettre en question l’humanisation de la Justice militaire, même si elle est codifiée par la loi, comme celle du 27 avril 1916, ce que fait ici le Contrôleur Général Crétin, haut fonctionnaire, collaborateur des divers ministres de la guerre depuis le début du siècle.

Ce rapport d’enquête est mis à profit pour développer une thèse. Seule l’obligation d’y adjoindre le contenu des dépositions des blâmés permet de troubler un peu cette argumentation :

Dépositions :

Commandant de Lacouture, Chef d’Escadron au 1er Cuirassiers, Commandant les T.R. de la 62e Division (S P.86). (18 N 5)

J'ai été juge au Conseil de Guerre des 11 et 13 juin.

Le Général Commandant le C.A. ne m'a pas fait d’observations sur la façon dont j’aurais à juger.

Après la sentence, le Général m’a demandé comment j’avais compris la chose. J'ai répondu: « nous avons jugé en notre âme et conscience, que ces jeunes gens avaient été excités par un sergent et des meneurs qui avaient été acquittés par le Conseil de Guerre précédent ».

Signé: de LACOUTURE

Sous-Lieutenant Dousinelle (Avocat à la Cour de Paris). Commissaire du Gouvernement.

Demande M. le Contrôleur Général : Dans une certaine affaire, le Conseil de Guerre aurait été particulièrement indulgent. C'est qu'il savait, a-t-on dit, que les vrais meneurs étaient un sergent et un autre homme qui avaient été acquittés alors que onze autres hommes avaient été condamnés à mort.

Réponse : J'ai remarqué dans la procédure qu'à mon avis le sergent Lavergne avait été le plus coupable, mais que cela ne diminuait pas le crime des autres, les deux plus coupables étant les deux caporaux en tant que gradés.

Demande du Général Franchet d'Esperey : Vous vous êtes permis ainsi, étant ministère public, de porter un jugement contre une décision du Conseil de Guerre, prononcée antérieurement.

Réponse : Je ne me suis pas permis de porter un jugement. J'ai simplement émis le regret qu'un sergent, qui avait averti ses hommes d'avoir à mettre sac au dos lorsqu'un coup de sifflet devait être donné pour se diriger vers l'arrière, ne se trouve pas sur le banc avec les autres.

Demande de M. le Contrôleur Général: Sont-ce les 11 condamnés à mort qui ont comparu de nouveau?

Réponse : oui, le seul témoin à charge est venu déposer presque en faveur des condamnés.

Demande : Vous avez excédé le rôle du Ministère public. Les hommes en question étaient-ils en liberté?

Réponse : Ils avaient vu leur peine suspendue par le Général Commandant la Division en vertu de l'Art. 150 du Code de Justice Militaire.

Demande : Avez-vous remarqué qu'on ait abusé des lois récentes sur les circonstances atténuantes ?

Réponse : Oui, on a été plus indulgent, à mon avis. Il y a eu aussi moins d’acquittements.

Demande : Avez-vous vu appliquer simultanément la loi de sursis et les circonstances atténuantes?

Réponse : Oui, j'ai eu à constater aussi que des militaires commettaient des récidives pour pouvoir éviter la tranchée.

Signé DOUSINELLE

Lieutenant Bergeron, Commandant La 12e Compagnie du Train (18 N 5)

Demande du Général Franchet d’Esperey : Vous avez été juge au Conseil de Guerre de juin. Les hommes qui se sont mutinés sont passés devant vous ?

Réponse : Oui.

Demande : Le Général Commandant le C.A. vous a-t-il indiqué comment vous deviez remplir votre rôle de juge ?

Réponse : Non.

Demande : Après le jugement, vous a-t-il entretenu de celui-ci ?

Réponse : Il n’a pas parlé des séances des 11 et 15 juin. Quant à la séance du 12, il m'a demandé si quelqu'un m'avait influencé. J'ai répondu « non ». Il a ajouté qu'en ce qui concerne les 11 hommes du 308ème la chose était jugée, qu'il n'y avait pas à y revenir.

Demande du Contrôleur Général : Quelles circonstances ont été alléguées devant le Conseil de Guerre pour obtenir des atténuations de peine ?

Réponse : Il n’y avait pas eu de témoins. D’autre part, on a fait ressortir qu'il y avait eu des gradés particulièrement coupables.

Demande : Comment, en l'absence de témoins, l’accusation a-t-elle motivé la traduction devant le Conseil de Guerre ?

Réponse : Les hommes ne la contestaient pas. Il n'y a pas eu de discussion à cet égard.

Demande : Qui vous a dit qu'il y avait eu de plus coupables ?

Réponse : Les dépositions.

Demande : Comment ceux qui sont passé au Conseil de Guerre ont-ils été désignés ?

Réponse : Je ne sais pas. Nous ne pouvions condamner des gens pour lesquels l'accusation ne demandait pas la mort.

Signé: BERGERON.

Sergent Chabrillanges, sergent de garde à la division

Demande du Général Franchet d’Esperey : Vous avez été souvent juge au Conseil de Guerre ?

Réponse : Oui.

Demande : On fait des nominations pour chaque séance ?

Réponse: Oui.

Demande : Il y a eu des mutineries au 37e C.A., en aviez-vous entendu parler?

Réponse : Non et j’en ai été surpris.

Demande : Vous avez été juge les 7, 11 & 12 juin. Avant la séance de "Couret" vous avez été juge dans l’affaire du 308ème. Avant et lorsque vous ne connaissiez rien de l’affaire, le Général Commandant le C.A. a-t-il exercé une pression sur vous ?

Réponse : Non, je ne l’avais jamais vu.

Demande : Et après ?

Réponse : Le 13 juin, le Général est rentré au bureau. J’étais devant la porte ; il m’a dit : vous étiez juge au Conseil de Guerre ? J'ai répondu oui.

Demande : Vous avez jugé que les hommes ne méritaient pas une peine plus sévère. Vous n’êtes pas juge depuis longtemps. J’ai répondu : non. Il n'y a pas longtemps que vous êtes sergent.

Réponse : depuis l’active

Demande : de quelle classe êtes-vous ? Classe 98, (39 ans) père de 4 enfants. Comment êtes-vous là ? Comme père de 4 enfants. Vous devrez revenir aux tranchées....

Réponse : j’y ai été 13 mois comme mitrailleur. Il a répondu : Vous y reviendrez et irez voir le moulin de Laffaux »

Demande de M. Le Contrôleur Général : Avez-vous pensé que le Général se soit dit : « il faut que ce sergent sache comment se passent les choses ?

Réponse : Le Général m’a parlé d'un ton bourru. J'avais voté en toute conscience.

Signé CHABRILLANGES

Lieutenant Gautier, du 307e RI, Officier adjoint au Commandant du Dépôt divisionnaire (18 N 5)

Demande du Général Franchet d’Esperey : Vous avez été à Villers-Lafosse en juin, vous êtes adjoint au Lt-colonel Dulary, il était dans une carrière et l'on entendait ce qui se disait ?

Réponse : Oui.

Demande : Le 13 juin, le Général Commandant le CA est-il venu causer avec le Lieutenant-Colonel Dulary des séances du Conseil de Guerre: Avez-vous entendu ce qu'a dit le Général Taufflieb ?

Réponse : Je n'ai entendu que des éclats de voix, non les paroles.

Demande : Vous ont-elles fait l'impression de mécontentement ?

Réponse : Oui.

Demande: Le Lieutenant-Colonel Dulary vous a-t-il parlé de l'entretien qui s'était passé ?

Réponse : Non, pas sur le moment, mais 5 à 6 jours après au moment où il s’attendait à être déplacé. Il a dit alors que le Général Taufflieb avait exprimé son mécontentement de ce qui s'était passé au Conseil de Guerre.

Signé. GAUTIER.

Le Lieutenant Gautier fait connaître que les secrétaires du Colonel qui étaient à une certaine distance n’ont pas entendu davantage.

Sergent Boisramet, du 338ème RI. Secrétaire du lieutenant-Colonel Dulary.

Demande du Contrôleur Général : A la suite du Conseil de Guerre du 11 juin, le Général Taufflieb est allé voir le Lieutenant-Colonel Dulary. Vous étiez dans une caverne voisine. On a dit que le Général avait adressé des observations au Lieutenant-Colonel.

Réponse : J'étais dans la caverne; d’autre part, j'étais défenseur au Conseil de Guerre pour beaucoup de ces affaires.

Le 13 ou 14 juin, nous étions dans notre caverne, à Villers Lafosse ; le Général Taufflieb a fait appeler les capitaines Servan et Brillet, le Lieutenant-Colonel étant présent. Ils rentrèrent dans un petit appartement à l’entrée de la caverne. Nous avons entendu, mes camarades et moi, des paroles fortement prononcées. J'ai entendu seulement « Je suis ici au nom du Général Pétain. Je viens faire une enquête ». C'est tout. Après je me suis rapproché des 2 capitaines lorsqu’ils sont sortis de l'appartement. Le Capitaine Brillet avait les larmes aux yeux, l'autre était décontenancé. Ils me dirent : C'est à cause des séances du Conseil de Guerre. On ne nous a pas menacés ; mais si on n’a pas porté atteinte à notre conscience en tant que juges, on a porté des appréciations sur les officiers que nous sommes et en fait on nous a dit : « Je vous enverrai chez vous ». Ils ont ajouté que le Général Taufflieb avait annoncé au Lieutenant-Colonel Dulary qu'il allait être mis à la retraite d’office.

J'ai rapproché naturellement cette scène des évènements qui s’étaient déroulés au Conseil de Guerre devant lequel j'avais plaidé.

Signé : BOISRAMET

En dépit de ces versions en décalage avec l’orientation du rapport, le Lt-Colonel Brinboeuf-Dulary n’aurait eu aucune chance avec le Ministre de la Guerre de 1914-1915 Alexandre Millerand. Avec Paul Painlevé, il en a été autrement. Tout d’abord, ce dernier a regretté que le Lt-Colonel n’ait pas été auditionné. Pour, toutefois, ne pas mécontenter le Haut Commandement, il a demandé qu’on inflige seulement une remontrance avec valeur d’avertissement envers les Généraux qui se laisseraient aller, comme le général Taufflieb, à de telles initiatives : « a reproché, en termes violents et déplacés, à des membres du Conseil de Guerre d’une division sous ses ordres, les jugements qu’ils avaient précédemment rendus, sortant ainsi de ses attributions et risquant de porter atteinte à l’indépendance de magistrat des militaires. »

A la dissolution de son CA en 1918, ce général ne reçoit plus de nouveau commandement sur le front.

Quant au Lt-Colonel Dulary, sa mise à la retraite était annulée pendant la durée de l’enquête. En novembre 1917, il était affecté au 157e RI à Salonique, où il passait Colonel en avril 1918, manifestement protégé des conséquences de sa mise en cause de certains procédés, condamnables et désormais condamnés, du commandement.

Prisme s’est attardé sur ces jugements qui ont été les premiers à faire œuvre de célérité sans se soucier d’instruction préalable, en suivant dans l’esprit et dans la lettre les recommandations de la note Pétain du 1er juin. Par cette façon de faire, censée enrayer le mouvement de contestation collectif, le commandement enjoignait à la Justice militaire de rompre avec la pratique qui s’était développée après la loi du 27 avril 1916, où les commissaires rapporteurs, en partie par crainte de voir leurs travaux retoqués par les Conseils de révision, prenaient leur temps pour instruire soigneusement leurs affaires, en multipliant les précautions.
Preuve était donnée à la 81e DI qu’en imposant au Conseil de Guerre des jugements à la hussarde, on aboutissait à la confusion. La Justice militaire de 1917 n’était plus celle de 1914 et ne souhaitait pas le redevenir. Elle en était techniquement incapable mais surtout ses membres n’étaient plus capables d’accepter que le commandement les incite à en revenir à des procédures expéditives qui avaient montré combien elles pouvaient être attentatoires aux capacités de défense des accusés. Ainsi à la 81e DI, dans un procès, sur dépositions, sans témoins, on condamnait à mort 11 hommes, en justice d’abattage, avec une précipitation qui aboutissait à la révision globale du jugement 3 jours après. Le Conseil de Guerre du 12 juin, reprenant le dossier, devant des accusations si peu étayées, prenait la décision, par le biais des circonstances atténuantes, de montrer qu’il se refusait à entériner le jugement précédent, parodie de justice. Pour les cadres de commandement qui ne l’auraient pas encore compris, la réaction du Lt-Colonel Dulary n’a pu qu’en faire accélérer la prise de conscience. La Justice militaire prévenait, elle n’allait pas être un soliveau dans sa façon de contribuer au rétablissement de la discipline dans les mutineries.

Ceci étant, le jugement dans la foulée d’un événement peut se concevoir si les accusés ont été pris en flagrant délit. Au 70e BCP, les émeutiers de la nuit du 3 au 4 juin se retrouvent devant le Conseil de guerre dès le 6 juin.

Des dangers de provoquer des procès à la hâte :

     Le 57e Bataillon de Chasseurs à Pied (B.C.P.), qui faisait partie de la 77e Division d’infanterie, occupait un secteur au nord de Vic-sur-Aisne entre Pont-Auger et Hautebraye depuis fin 1916. Le 17 mars, il entamait la poursuite de l’ennemi en direction du massif de Saint-Gobain suite au repli allemand. Il franchissait le canal de l’Oise et l’Ailette et occupait un secteur entre Coussy-la-Ville et Jumencourt. Durant ces mouvements, le J.M.O. laisse apparaître des pertes relativement peu élevées. Le 18 mai, le Bataillon était mis au repos à Vézaponin. Enfin, le 1er juin, le Bataillon était transporté à Braine puis allait cantonner à Dhuizel.

Dans son livre « la grève des tranchées, pages 247-248 », Denis Rolland évoque cet épisode des mutineries survenues au 57e B.C.P.

Le 5 juin, le capitaine Biast, commandant la 7e compagnie du 57e B.C.P., rédigeait son rapport :


Le 2 juin 1917, le 57e Bataillon de chasseurs cantonné à Dhuizel devait prendre les tranchées. Au rassemblement de la compagnie avant le départ, un certain nombre de chasseurs manquaient à l’appel et parmi eux, le caporal Gérard.

Après le départ du Bataillon, ces chasseurs revinrent au cantonnement. Là, à deux reprises, le chef de Bataillon vint les exhorter à faire leur devoir. Quelques-uns rejoignirent le Bataillon. Le caporal Gérard resta parmi ceux qui refusèrent d’obéir. 

Ce caporal qui a été cassé puis rétrogradé, a un très mauvais esprit. Dans la circonstance présente, il n’a usé de son autorité de gradé que pour exciter les chasseurs à la désobéissance.

En conséquence, le capitaine Biast commandant la 7e compagnie à l’honneur de demander la traduction du caporal Gérard devant un Conseil de Guerre pour abandon de poste et excitation de militaires à la rébellion.
Les témoins étaient le lieutenant Devicque, l’aspirant Frappier et le chasseur Bracque. 

Le 6 juin, le Chef de Bataillon De Massignac, Commandant le 57e B.C.P., estimait qu’il y a contre les caporaux et les chasseurs susnommés des charges suffisantes d’avoir refusé d’obéir, étant commandés pour marcher contre l’ennemi, crime prévu par l’article 218 du code de justice militaire et demande qu’ils soient traduits devant le Conseil de Guerre de division pour y être jugés conformément à la loi. 

Le même jour, conformément à l’article 156 du code de Justice militaire : « Aux armées, dans les circonscriptions territoriales ou investies, l’accusé peut être traduit directement, et sans instruction préalable, devant le Conseil de Guerre », le général Guillemot commandant la 77e D.I. demandait la mise en jugement directe de 22 militaires dont le caporal Gérard. Le Conseil de Guerre était convoqué pour le 9 juin à 9 heures.

En 1875, cet article était déjà inscrit dans le code de justice militaire, il était toujours présent dans sa version de 1913, puis dans celle de 1917. Mais depuis le mois d’avril 1916, de nombreux commissaires-rapporteurs, soucieux de ne pas voir « retoqués » leurs jugements, s’étaient attachés à réaliser des procédures qui ne risquaient pas d’être cassées et annulées par les Conseils de révision, s’attirant de fait le mécontentement de la hiérarchie militaire.

En ce début juin, les directives et la pression de l’autorité militaire, vont temporairement bouleverser les méthodes des commissaires-rapporteurs.

Nous avons déjà vu la note de Pétain du 1er juin  qui incite à utiliser la citation directe:

« Les accusés, militaires, ou assimilés (art. 62 du Code de justice militaire) devront être traduits directement et sans instruction préalable devant les Conseils de Guerre, par application du 1er alinéa de l’article 156 du Code de Justice militaire, toutes les fois que la gravité du crime réclamera un châtiment prompt et exemplaire et que l'enquête au corps aura fourni des éléments de preuve suffisants ».

Le 7 juin, sur la demande du commissaire-rapporteur de la 77e DI, mis d’urgence dans la boucle, sans avoir le temps de mener l’instruction, le Procureur de la République de Dreux adressait le bulletin n° 2 du caporal Gérard. Ce dernier était vierge.

Le relevé des punitions de Gérard montrait 4 jours de consigne au quartier, 23 jours de salle de police, 8 jours de prison. Le parcours militaire du caporal Gérard a été chaotique : promu caporal le 27 octobre 1914, il a été cassé de son grade le 05 janvier 1915, nommé caporal le 15 mai 1915, puis sergent le 23 juin 1915, transféré au 57e B.C.P. le 27 septembre 1916, il a été cassé de son grade puis remis caporal le 12 octobre 1916.

Le caporal Gérard n’était pas le seul à avoir refusé de monter en ligne. Le registre des jugements nous apprend que d’autres militaires étaient impliqués dans ce mouvement qualifié de « refus d’obéissance en présence de l’ennemi » ; il s’agit des caporaux Chrétien, Bernier, Venot, Marneau, Tourigny, de la 9e compagnie, des chasseurs Détry, Seng, Delaunay, Colomb, Margot, Petit de la 6e compagnie, des chasseurs Berthelot, Boulat de la 7e compagnie, des chasseurs Denizard, Lécuvier, Saux, D’Aguiar de la 8e compagnie, des chasseurs Meunier, Velbrack, Daguet et Delaveau de la 9e compagnie, tous du 57e B.C.P.

L’inventaire des pièces de la procédure de la 77e D.I. nous apprend que chaque militaire inculpé possède son propre sous dossier de 5 à 8 pièces, mais seul celui du caporal Gérard possède 8 pièces. Tous ces sous dossiers possèdent les mêmes pièces : rapport du Commandant de compagnie, bulletin n°2, télégramme de demande de bulletin n°2, réponse du Procureur de la République au commissaire-rapporteur au sujet du bulletin N°2, état signalétique et des services, relevé des punitions.

Il faut souligner que pratiquement tous ces militaires avaient des casiers judiciaires vierges.

Le 9 juin, le Conseil de Guerre de la 77e DI s’était réuni :


Durant l’audience, tous les prévenus ont été entendus. Ces notes d’audience sont de la plus haute importance, car, faute de réquisitoire présenté par le Commissaire-rapporteur, elles constituent en fait les éléments de l’enquête qui en temps normal sont à la charge de ce même Commissaire-rapporteur.

On a donc ci-dessous la description pour la première fois, de la mutinerie et des raisons alléguées par les plaignants et les accusés, les premiers pour réclamer la répression et les seconds pour essayer de l’éviter à leur encontre.


Interrogatoire du caporal Chrétien. 

Le Président lui demandant ce qu’il avait à dire pour sa défense, le caporal Chrétien répond :
R : Je reconnais que malgré l’ordre que j’ai reçu, je ne me suis pas rendu aux tranchées, je regrette sincèrement l’acte que j’ai commis et ne demande qu’à le faire oublier.

Interrogatoire du caporal Bernier.
Il déclare contrairement à ce qu’on a prétendu : Je n’ai entraîné personne, il est certain que j’ai reçu l’ordre de monter aux tranchées, je reconnais n’avoir pas obéi.

Interrogatoire du caporal Venot.
Je ne me suis pas rendu compte de la gravité de la faute que je commettais et que je regrette sincèrement aujourd’hui.

Interrogatoire du caporal Marneau.
Comme mes camarades, je reconnais les faits qui me sont reprochés, je ne demande qu’à remonter aux tranchées.

Interrogatoire du caporal Tourigny.
Comme mes camarades, j’ai laissé partir le bataillon et je ne suis pas monté aux tranchées, je ne me suis pas rendu compte des conséquences de l’acte que je commettais et que je regrette vivement.

Interrogatoire du chasseur Détry.
R : Oui, c’est vrai, je ne suis pas monté aux tranchées malgré l’ordre que j’avais reçu et regrette de m’être mis dans un mauvais cas.

Interrogatoire du chasseur Seng.
Je me suis laissé entraîner comme mes camarades et je reconnais n’avoir pas exécuté l’ordre que j’avais reçu de monter aux tranchées, comme eux, je regrette ma faute.

Interrogatoire du chasseur Delaunay.
Je reconnais les faits qui me sont reprochés, je regrette d’avoir agi ainsi.

Interrogatoire du chasseur Colomb.
Je reconnais que je ne suis pas monté avec le Bataillon bien que l’ordre nous en ait été donné, je n’ai rien à dire pour ma défense et je regrette ma faute.

Interrogatoire du chasseur Margot.
J’ai vu que les camarades ne montaient pas et j’ai fait comme eux, je ne me suis pas rendu compte de la faute que je commettais.

Interrogatoire du chasseur Petit.
Si je m’étais rendu compte qu’en exécutant pas l’ordre reçu, je me mettais dans un tel cas, je serais monté avec les autres.

Interrogatoire du chasseur Berthelot.
Je n’ai pas refusé de monter mais je reconnais que je n’ai pas obéi.

Interrogatoire du chasseur Boulat.
Je reconnais les faits qui me sont reprochés et je ne demande qu’à retourner dans les tranchées avec mes camarades.

Interrogatoire du chasseur Denizard.
Je ne comprends pas comment j’ai pu me laisser aller ainsi, je ne demande qu’à aller retrouver mes camarades et à racheter ma faute.

Interrogatoire du chasseur Saux.
Je n’ai pas refusé d’obéir.
D : Avez-vous obéi ?
R : Non.

Interrogatoire du chasseur Lécuvier.
Je reconnais en effet que malgré l’ordre que j’en ai reçu, je ne suis pas monté aux tranchées, je regrette ma faute.

Interrogatoire du chasseur D’Aguiar.
Je ne pensais pas commettre un refus d’obéissance en faisant comme mes camarades, je demande à retourner aux tranchées pour me racheter.

Interrogatoire du chasseur Meunier.
C’est bien involontairement que je me suis rendu coupable du refus d’obéissance qui m’est reproché, nous demandions tous du repos, je reconnais que j’ai eu tort.

Interrogatoire du chasseur Velbrack.
Je reconnais les faits qui me sont reprochés, je n’ai rien à dire pour ma défense.

Interrogatoire du chasseur Daguet.
Comme mes camarades, je reconnais les faits qui me sont reprochés, je regrette une étourderie que je croyais sans conséquence.

Interrogatoire du chasseur Delaveau.
Je n’ai rien à dire pour ma défense, je reconnais les faits, je regrette ma faute.

Déposition du Chef de Bataillon de Massignac. 


La première fois, l’un d’eux m’a dit : « que s’ils ne montaient pas, ce n’était pas pour ne pas suivre mais parce qu’on les avait menacés ». Il faisait allusion à une conversation qu’ils avaient eue avec le colonel Laignelot. N’ayant pas assisté à cette conversation, je ne peux rien dire à ce sujet. Mes efforts étant restés vains, j’ai laissé un sergent-major et un officier pour tenter de les raisonner et les guider.

Le Défenseur demande :
Combien y avait-il de manquants ?

Le témoin - R : 94

Le Défenseur – Le départ de ces hommes n’avait-il pas été jugé comme un manque de faiblesse qui a pu jeter la panique ?

Le témoin - R : ceux qui étaient partis le matin avaient parlé permission ; ceux qui refusaient de monter le soir ont parlé d’autre chose. Le départ du matin n’avait pas agi sur ceux-ci qui employaient d’autres raisonnements. 

Le Défenseur – Le Commandement ne se trouvait-il pas en présence d’un grand nombre de défaillants ? Quel était l’effectif du rassemblement ?

Le témoin - R : Il manquait 20 hommes par compagnie en moyenne

Le Défenseur – Combien de récalcitrants définitifs et dans quelle conditions les non-présents ont-ils été renvoyés aux tranchées ?

Le témoin - R : J’ai laissé le délai de la nuit du 2 au 3 ; il y avait une centaine de chasseurs dans la baraque. Ils ont tous été arrêtés le 3 au matin.

Le Président – Comment s’est fait le triage ?

Le témoin - R : Le triage a été fait par les Commandants de compagnie en tenant compte des renseignements de moralité.

Le Défenseur – Et les 2 hommes qui ont tenté d’avoir une explication ?

Le témoin - R : Ces 2 hommes étaient du groupe des permissionnaires. Je ne peux rien dire des conversations auxquelles je n’ai pas été mêlé. 

A la suite du chef de Bataillon De Massignac, 7 témoins étaient venus déposer : les lieutenants Glize et Tisseyre, les adjudants Hitier et Avier, les aspirants Flammant et Chardar, le sergent Pinot.

Après ces 7 dépositions, le Président demande à tous les inculpés s’ils ont des observations à formuler sur les dépositions des témoins, ils répondent successivement qu’ils regrettent leur faute et ne demande qu’à la racheter.

Le caporal Tourigny déclare : « je fais observer que nous étions 150 qui avons refusé de marcher ». Le chasseur Meunier déclare : « lorsque nous étions rassemblés, j’affirme qu’aucun officier n’est venu nous exhorter à monter aux tranchées, sans cela, je suis persuadé que bien des chasseurs auraient marché et moi-aussi.

Le Président – Vous avez pourtant vu le Chef de Bataillon ?

R : Je n’ai pas cherché à lui parler

Les accusés et leur défenseur ayant déclaré n’avoir rien à ajouter, le Président a déclaré les débats terminés et a ordonné aux accusés et au défenseur de se retirer. Les accusés ont été reconduits à la prison. Le commissaire-rapporteur, le greffier et les assistants se sont également retirés.

Le Conseil délibérant à huis clos, le Président a posé les questions conformément à l’article 132 du code de justice militaire :

1- Le caporal Gérard, de la 7e compagnie du 57e B.C.P., est-il coupable d’avoir, aux armées, à Dhuizel (Aisne), le 2 juin 1917, refusé d’obéir à l’ordre à lui donné par son chef, le chef de bataillon De Massignac, commandant le 57e B.C.P. de suivre le bataillon se rendant aux tranchées ?

2- Ledit refus d’obéissance a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ? 

Ces 2 mêmes questions ont été posées pour les 21 autres inculpés.


Les 21 autres militaires ont été également condamnés, à l’unanimité, à la peine de mort avec dégradation militaire.

L’avocat des 22 militaires était Jérôme Mille, sapeur au 1er régiment du génie, docteur en droit, avoué à Tarascon. Ce dernier, dans des conditions difficiles, a bien joué son rôle de défenseur.


On perçoit bien ici l’influence qu’on dorénavant les défenseurs qui n’hésitent pas à tenter de faire changer d’opinion les Présidents de Conseil de Guerre. Jérôme Mille souligne bien que ce procès s’est fait dans la hâte et il demande, outre un pourvoi en révision qu’il espère favorable à ce que le Président l’entende vraisemblablement pour l’inciter à demander un recours en grâce.

Les 22 militaires s’étaient donc pourvus en révision. En même temps, un recours en grâce était envoyé à la Présidence de la République.

Il faut remarquer que si ces militaires avaient été accusés, soit de l’article 208 (incitation à aller servir l’ennemi), soit de l’article 217 (révolte), le pourvoi en révision n’aurait pas été possible conformément au courrier du 8 juin signé par le Président de la République. Nous sommes en pleine phase des mutineries de juin.

Dans son rapport, le capitaine Biast parle bien de rébellion mais dans ce jugement, c’est l’article 218 qui a été invoqué, une chance pour 22 militaires car, dans le cas de l’article 217, le pourvoi en révision était impossible, il ne restait que le recours en grâce. Est-ce la volonté du commandement local de sanctionner tout en évitant de se retrouver devant une impasse juridique ? On ne saurait le dire surtout que le décret est paru le 8 alors que la mise en accusation date du 2 juin.

Le 13 juin, le Conseil de révision de la 6ème Armée s’était réuni à Belleu pour statuer sur ces pourvois :


Le Conseil a déclaré :

     Vu le recours formé par les condamnés, l’expédition du jugement de condamnation qui y est jointe et le dossier de la procédure préalable ;

     Vu les conclusions écrites déposées à l’appui du recours tant par le défenseur devant le Conseil de Guerre, que par le défenseur devant le Conseil de Révision :


Attendu que l’article 156 du code de justice militaire stipule formellement qu’aux armées, la citation directe peut être employée « sans instruction préalable »

Attendu, par conséquent, qu’à ce point de vue aucune violation de la loi n’a été commise ; 

A l’unanimité, rejette ce premier pourvoi.


     Attendu que la signification de cette citation est ainsi rédigée : » Et à ce qu’ils n’en ignorent, nous leur avons laissé copie (au singulier) des présentes citation et signification »

     Attendu qu’une copie de la signification de cette citation doit être remise à chacun des accusés, leur faisant connaître « le crime ou le délit pour lequel il est mis en jugement, le texte de la loi applicable et les noms des témoins que le commissaire-rapporteur se propose de faire entendre »

     Attendu que la preuve de cette remise doit ressortir de l’affirmation de l’officier public consignée dans l’original de cette citation ;

      Attendu qu’il s’agit là de prescriptions substantielles aux droits de la défense ;
    Attendu qu’il ne résulte pas du texte reproduit ci-dessus qu’une copie de la citation ait été remise à chacun des accusés ;

    Attendu qu’il y a là une violation formelle de l’article 156 du code de justice militaire et des règles de la procédure ;

   A la majorité de quatre voix contre une, admet le deuxième moyen.

    En conséquence, casse et annule le jugement sus-visé, rendu par le Conseil de Guerre de 77e DI, avec les conséquences que de droit ;

    Renvoie la cause et les accusés devant le Conseil de Guerre de la 43e DI. 

On a ici la preuve que les Conseils de révision composés de militaires, présidés par un Général font bien attention en ce mois de juin au respect des procédures. La pression mise par le Haut Commandement a poussé le Commissaire-rapporteur à passer outre à une condition essentielle, la notification individuelle de la charge retenue contre chacun des accusés. Le procès est donc annulé.

Le Conseil de révision a donc pleinement joué son rôle. Nous revoyons ici, tout d’abord, que l’apparition du phénomène des mutineries qui avait généré en ce début juin, des jugements « express », ne laissait pas aux commissaires-rapporteurs la latitude d’effectuer correctement leur travail, pressés qu’ils étaient par la hiérarchie militaire et par le nombre très important des inculpés. Dans ce cas, produire en 3 jours, 22 dossiers parfaitement inattaquables relevait de l’exploit. D’autres procédures « fleuve » réalisées dans la précipitation, ont de ce fait été cassées par les Conseils de révision, montrant ainsi que les juges militaires de ces Conseils, quelles que soient les circonstances et les directives des autorités gouvernementales et militaires, respecteraient les prescriptions du Code Justice militaire. Le jugement n°612 de 10 soldats du 60e B.C.P. aboutira au même résultat. Le rôle du défenseur n’était également pas facile, mais ici tous les militaires étant inculpés du même motif pour les mêmes faits, son rôle s’en est trouvé simplifié. Reste que, compte tenu des délais, les conversations avec chacun de ses « clients » ont dû être très courtes.

Le 16 juin, le général Mollandin, commandant la 43e D.I., ordonnait, dès lors, que le Conseil de Guerre, appelé à statuer sur les faits imputés aux 22 accusés, soit convoqué pour le 21 juin.

Le 17 juin, à la requête du capitaine Leclavière commissaire-rapporteur près du Conseil de Guerre de la 43e D.I., le gendarme Valinas de la prévôté de la 43e D.I. remettait les cédules d’assignation destinées au chef de bataillon De Massignac, aux lieutenants Glize et Tisseyre, aux adjudants Hitier et Avier, aux aspirants Flammant et Chardar, à l’adjudant-chef Gaillard, au sergent Pinot, à effet de les faire comparaître à l’audience du Conseil de Guerre de la 43e D.I. fixée le 21 juin à 12 heures.

Là aussi, les délais d’instruction de la procédure ont été très courts (4 jours). A la mi-juin, les directives du haut commandement enfermaient toujours les commissaires-rapporteurs dans ce même carcan.

L’inventaire des pièces de la procédure de la 43e D.I. ne comporte que 47 pièces, ce qui est relativement peu pour le nombre de militaires inculpés, surtout quand on le compare au gros dossier de procédure de 146 pièces du soldat Margottin, fusillé en février 1918 pour « coups à agents avec l’intention de donner la mort et violences à agent ayant entraîné la mort avec préméditation et intention de la donner », crime commis en juillet 1917.

Le 21 juin, les 22 militaires avaient comparu devant de Conseil de Guerre de la 43e D.I. inculpés de refus d’obéissance en présence de l’ennemi ayant à Dhuizel le 2 juin 1917, refusé d’obéir à l’ordre à eux donné par leur chef de bataillon De Massignac commandant le 57e bataillon de chasseurs à pied qui leur commandait de suivre le bataillon se rendant aux tranchées.

Le dossier comporte à nouveau, des notes d’audience. Elles sont intéressantes à consulter pour mesurer les éventuelles argumentations nouvelles des accusés par rapport au premier procès.


R : Je ne suis pas rendu compte de la gravité de ma faute

D : Mais quand avez-vous été averti, quand le commandant vous a mis en présence de vos responsabilités.

R : Nous étions 200 et par bêtise, nous nous sommes laissé entraîner.

D : Où étiez-vous ?

R : Dans notre cantonnement.

D : Comment vous a-t-on choisi ?

R : Au hasard.

D : Vous a-t-on donné un ordre à vous personnellement ?

R : Non, on ne s’est adressé à personne, le commandant a parlé à tout le monde en bloc.

D : Que sont devenus les autres ?

R : Le matin, nous étions toujours à peu près le même nombre qui avions refusé de monter, on nous a conduits dans les grottes, là au hasard, on a été désigné pour passer au Conseil de Guerre et les autres ont été conduits aux tranchées.

Chrétien :

D : Et vous ?

R : Je n’ai à ajouter à ce qu’a dit mon camarade. J’ai vu un groupe, j’ai été m’y joindre, on m’a dit qu’on [la phrase s’arrête là].

Berthelot : un de mes camarades m’a dit, pourquoi n’es-tu es pas à la réunion, j’y ai été.

Denizard : On a cru que les permissionnaires s’étaient mis dans un mauvais cas, on a voulu se solidariser mais on ne pensait pas que c’était comme ça.

Saux : La 8e Cie est passée derrière notre baraque en criant et en nous appelant, j’ai suivi le mouvement. Je veux racheter ma faute.

Lécuvier : J’ai fait comme Saux, je veux bien aller me faire tuer dans la tranchée.

D’Aguiar :

D : Avez-vous des explications à donner ?

R : Deux chasseurs, Obevet et Dehaye, sont passés, ils ont dit : nous allons manifester, on l’a dit au Commandant de compagnie, il a discuté avec nous aux tranchées.

D : Est-ce vrai Lécuvier ?

R : Oui, mon colonel, ils ont dit, il faut protester et manifester pour avoir du repos et des permissions, le capitaine a dit que c’était pas sa faute, alors il faut que les autres le voient. Le caporal Benoit lui aussi, a dit qu’il fallait protester pour les permissions.

Meunier :

D : Et vous ?

R : J’ai vu partir les permissionnaires, un général avec un colonel les a harangués, j’ai écouté puis je ne suis pas monté. On a raconté que le colonel avait dit que nous le paierions aux tranchées, nous avons eu peur.

Velbrack : En revenant de laver mon pantalon, j’ai vu un groupe auquel je me suis joint, je me suis laisser entraîner et je le regrette.

Daguet :

D : De quelle compagnie êtes-vous ?

R : De la 9e Cie.

D : Racontez ce que vous savez

R : Tout le monde disait : le colonel a dit qu’on allait payer à la tranchée ce qu’avaient fait les permissionnaires ; on a parlé de ça à la soupe et on a dit : alors faut pas monter. Si les officiers étaient venus nous dire de monter, on les aurait suivis mais personne n’est venu, le commandant est venu quand le bataillon était déjà parti.

Delaveau : Je faisais mon sac pour partir quand le rassemblement s’est formé, je voulais monter mais j’ai fait comme les autres.

D : Vous avez entendu le colonel ?

R : On m’a répété qu’il avait dit, vous allez monter là-haut, Vous paierez cher la grève de vos camarades

Le témoin De Massignac :

Déposez : Pendant la journée, j’avais entendu dire qu’on ne monterait pas. J’avais observé en effet certains rassemblements que j’avais dispersés. Je leur avais fait observer que nous n’allions pas en première ligne et j’avais ajouté que le moyen d’obtenir des permissions, n’était pas de se révolter ; ils me parlaient d’une certaine discussion qu’ils avaient eue avec un officier supérieur mais comme je n’y avais pas pris part, je ne voulais pas m’en mêler. Le soir quand j’arrivais après le départ du bataillon, devant de 150 chasseurs qui n’avaient pas voulu monter aux tranchées, personne n’a discuté. Je les ai exhortés à monter, personne n’a bronché. Le lendemain, j’ai choisi les plus coupables et ils sont devant vous.

D : Sur quoi vous basez vous pour dire que ce sont les plus coupables ?

R : Je n’ai pas de fait précis à invoquer contre [la phrase s’arrête là]

D : Sur quel fait vous êtes-vous basé ?

R : Sur mon impression, ceux à mauvais esprit.

Le témoin Flammant-8e Cie : je sais simplement que les chasseurs de la 8e Cie qui sont ici, n’étaient pas au rassemblement quand le bataillon est monté aux tranchées

Le témoin Gaillard-9e Cie : Dans la journée du 2, les chasseurs de ma compagnie qui sont ici manquaient à l’appel comme beaucoup d’autres.

Le témoin Chardar -9e Cie : Les chasseurs de ma compagnie qui sont là, ne sont pas de bons chasseurs, sans être mauvais, les caporaux sont bons. Quand le caporal Venot était à ma compagnie, c’était un très bon chasseur. 

A l’issue des débats, le Conseil de Guerre a déclaré le caporal Gérard coupable de refus d’obéissance en présence de l’ennemi. Les circonstances atténuantes ont été admises. Le caporal Gérard a été condamné à 20 ans de travaux forcés sans interdiction de séjour par application des articles 189, 218 du code de justice militaire, des articles 1 et 2 de la loi du 19 juillet 1901, des articles 7, 463, 19 et 46 du code pénal. Pour les mêmes raisons, le caporal Chrétien a été condamné à 16 ans de travaux forcés. Les caporaux Bernier, Marneau, Venot, Tourigny ont été condamnés à 12 ans de travaux forcés. Les soldats Détry, Seng, Delaunay, Colomb, Margot, Berthelot, Boulat, Denizard, Saux, Lécuvier, D’Aguiar, Meunier, Velbrack, Daguet et Delaveau ont été condamnés à 10 ans de travaux forcés.


Après avoir été sauvés par un vice de forme décelé par le conseil de révision de la 6e Armée, ces 22 militaires avaient été à nouveau condamnés à mort en vertu de l’article 218 & 1 mais les circonstances atténuantes (instaurées par le décret du 27 avril 1916 pour les crimes dits « militaires ») ayant été admises, aucun de ces militaires n’a été exécuté.


Tous ces militaires ont été exclus de l’Armée. La guerre finie, le Président de la République accordait à tous ces militaires des remises de peine.

Le soldat Petit est décédé le 16 septembre 1918. Par un décret du 17 décembre 1920, il a été accordé la remise du restant de leurs peines aux caporaux Gérard, Venot, aux soldats Seng, Colomb, Berthelot, Boulat, Denizard, Delaveau, Detry, Velbrack. Par un décret du 7 janvier 1921, le caporal Bernier a obtenu la remise du restant de sa peine. Margot a été libéré en novembre 1925. En décembre 1921, Marneau résidait en région parisienne. Colomb et Boulat avaient été incarcérés de la maison centrale de Beaulieu à Caen. Delaunay décédait dans cette maison d’arrêt le 25 décembre 1919. Pour sa part, D’Aguiar avait été autorisé le 11 novembre 1919, à contacter un engagement volontaire pour 4 ans. Arrivé au corps le 29 novembre 1919, il était renvoyé « dans ses foyers » le 11 février 1921.

Les déclarations des condamnés font apparaître un nombre conséquent de « mutins », environ 150 à 200. Or ils ne sont que 22 à passer devant un Conseil de Guerre le 9 juin. Dans un courrier du 12 juin, le général Maistre, Commandant la 6e Armée, s’étonnait de cette « clémence » et déclarait : Entre temps, le Général Commandant la 77e D.I. avait cru pouvoir user de clémence vis-à-vis des révoltés du 57e B.C.P. et avait réintégré dans leur compagnie la majeure partie de ces éléments de désordre. Ce bataillon, qui parait avoir un très mauvais esprit, avait pourtant été le premier à donner le signal de l’insubordination ; aussi, j’ai ordonné au Commandant du 33e C.A. de récupérer ces mutins et de les faire incarcérer au même titre que ceux des autres corps en attendant la décision d’ensemble à intervenir.

En se comportant ainsi le Général Maistre ne se montre pas plus répressif que la moyenne. En effet, le 11 juin, la veille de l’envoi de ce courrier, le Général Pétain adressait une note indiquant à ses grands subordonnés que la solution à cette date reposait sur l’énergie de ces derniers et que la répression devait continuer à se pratiquer dans des délais toujours aussi brefs.


Le Général porté en exemple est le Général Taufflieb, dont on a vu qu’en définitive, son intervention à l’encontre du Commissaire-rapporteur Brinbeuf-Dulary, lui a coûté son poste ultérieurement.

En tout cas, suite aux ordres du Général Maistre, une 2ème procédure, impliquant 41 militaires du 57e B.C.P., était lancée avec un ordre de mise en jugement direct daté du 29 juin pour des faits relatifs aux évènements du 2 juin ; le procès s’était tenu le 1er juillet, les inculpés étaient sanctionnés par des peines allant de 5 à 8 années de travaux publics. Une 3ème procédure, impliquant 23 militaires du 57e B.C.P., était lancée avec un ordre de mise en jugement direct daté du 28 juin pour des faits relatifs aux évènements du 2 juin ; le procès s’était tenu le 2 juillet, les inculpés étaient sanctionnés par des peines allant de 5 à 8 années de travaux publics. Une 4ème procédure, impliquant 15 militaires du 57e B.C.P., était lancée avec un ordre de mise en jugement direct daté du 28 juin pour des faits relatifs aux évènements du 2 juin ; le procès s’était tenu le 3 juillet, les inculpés étaient sanctionnés par des peines allant de 5 à 8 années de travaux publics. Une 5ème procédure, impliquant 7 militaires du 57e B.C.P., était lancée avec un ordre de mise en jugement direct daté du 28 juin pour des faits relatifs aux évènements du 2 juin ; le procès s’était tenu le 4 juillet, les inculpés étaient sanctionnés par des peines allant de 5 à 10 années de travaux publics sauf le caporal Rabot qui avait déserté après le rassemblement du 2 juin pendant 12 jours avec ses 6 camarades. Ces 86 militaires risquaient la peine de mort mais les circonstances atténuantes ayant été admises, ils ont échappé au châtiment suprême. Pour Rabot, condamné à mort, son pourvoi en révision ayant été rejeté, il a été gracié le 2 août par le Président de la République. Les commentaires de la direction des affaires criminelles et des grâces et l’avis des juges ont largement joué en sa faveur : « 1ère défaillance, très bonnes notes, recours en grâce unanime des juges, autorités hiérarchiques favorables, proposition de la « guerre » d’une commutation en 15 ans d’emprisonnement, avis d’adhérer ».

Là aussi, on peut facilement imaginer la situation devant laquelle le commissaire-rapporteur et le défenseur Mille se sont retrouvés, obligés d’instruire ces procès « fleuve » dans des délais aussi courts.

Le cantonnement du 57e B.C.P. était très proche d’autres unités comme les 60e B.C.P., 159e R.I., 97e R.I. ce qui a favorisé la propagation des évènements. Questionnés, ces militaires parlent de « bêtise, nous nous sommes laissé entraîner » « j’ai suivi le mouvement ». Tous reconnaissent ne pas avoir obéi aux ordres, n’avoir pas pris conscience de la gravité de leur acte et demandent à se racheter en remontant aux tranchées. Les motifs propres de ces mutineries au 57e B.C.P. ne sont pas clairement affichés dans les déclarations des inculpés. La question des permissions est bien entendu évoquée au cours des audiences, mais elle semble la seule invoquée, ce qui est surprenant quand on connait la multiplicité des causes des mutineries.

On a l’impression que dans ces deux jugements, les défenseurs ont dû indiquer aux 22 prévenus une stratégie de défense consistant à éviter d’évoquer des motifs de révolte, propres à inciter à la sévérité des juges.

Quand on observe ce dossier, sur cet ensemble de militaires impliqués dans cette mutinerie, le premier cercle semble être constitué de 150 à 200 individus, chiffre bien évidemment impossible à quantifier précisément ; le 2ème cercle est constitué des 22 inculpés qui ont tous risqué le peloton d’exécution ; le 3ème cercle aurait pu être constitué d’un ou plusieurs fusillés ce qui ne s‘est pas produit dans ce dossier. C’est ce schéma que l’on observe à plusieurs reprises dans les mutineries. Reste que choisir au hasard 22 individus sur environ 150 à 200 mutins dans le but de les condamner, s’apparente clairement à des condamnations pour l’exemple, suivant exactement le même schéma que celui survenu pour les 4 caporaux de Souain. Ces procès montrent que leur but qui est de condamner des meneurs supposés clandestins n’est pas atteint par cette méthode hâtive de chercher les « vrais coupables », et certainement de condamner des « lampistes ». On prend au hasard ceux qui se sont distingués par leur refus passif ou des expressions à la cantonade désagréables au commandement. Nous retrouvons ici la vraie problématique des condamnés pour l’exemple, fréquemment observés en 1914-1915. Ici, toutefois, aucune des 22 condamnations n’a abouti à une peine de mort mais le processus a été le même que pour les caporaux Girard, Lechat, Lefoulon et Maupas à la différence qu’en mars 1915, les circonstances atténuantes pour les crimes « militaires » n’existaient pas, les recours en révision étaient suspendus depuis le 17 août 1914 et l’exceptionnalité du recours en grâce auprès du Président de la République était la règle.

Autre événement grave : une mutinerie au 74e

     Après deux engagements meurtriers à Verdun, le 74e R.I. va connaître des secteurs plus calmes. A compter du 24 juin 1916, il occupe alternativement trois sous-secteurs des Hauts de Meuse (les Eparges, Mouilly, Vaux-lès-Palameix). Retiré du front le 10 février 1917, il est mis au repos et à l’instruction dans la région de Ligny-en-Barrois. Un mois plus tard, il effectue des travaux vers Lunéville et Gerbéviller, à la suite de quoi, le 28 mars 1917, il est acheminé dans la région de Château-Thierry (repos et exercices). Mi-avril, le 74e RI est prêt à intervenir dans la 2ème bataille de l’Aisne dans laquelle il n’a finalement pas été engagé. Il retourne à l’arrière, au repos et à l’instruction (région de Cierges puis de Boitron) jusqu’au 6 juin date à laquelle il prend position sur le Chemin des Dames dans la zone des Grelines (à l’Est de Braye-en-Laonnois). Pour la période du 24 juin 1916 au 10 février 1917, le JMO mentionne : 60 tués, 190 blessés et 40 disparus. En fait, une grosse partie de ces pertes a été causée par l'explosion de 3 ou 4 mines assez meurtrières aux Eparges à l'automne 1916. Cela étant, ce sont des pertes très "raisonnables" en regard de celles beaucoup plus conséquentes éprouvées par le régiment en 1915 et 1916.

Rapport du capitaine Binet concernant le soldat Barjolle de la 3e compagnie. Le 30 mai vers 17h15, une partie des hommes de la compagnie s’étaient joints à un groupe de mutins et étaient partis faire la « débauche » dans les autres compagnies du régiment. Trente-cinq militaires de la compagnie prirent une part plus ou moins active à cette manifestation. Le mouvement de rébellion n’ayant pas trouvé d’échos favorables, les mutins étaient rentrés vers 19h30. Le soldat Barjolle fut un des premiers avec Frankel et Meyer à suivre le mouvement. S’il n’a pu être établi de charges suffisantes contre Barjolle soit comme meneur, soit comme organisateur, il n’en demeure pas moins qu’il ne peut être étranger à la mutinerie des 19 camarades de sa section. Le capitaine Binet considère Barjolle comme très intelligent, très spirituel même, avec un gros ascendant. Binet indique : je me suis adressé à Barjolle convaincu qu’un seul mot de lui suffirait pour ramener le calme. Il partait en tenue de campagne complète, je lui ai dit : voyons Barjolle, vous faîtes des bêtises, où allez-vous ainsi, Barjolle m’a répondu instantanément : je pars à Stockholm. 

Vers 21h00, lorsqu’un détachement de mutins d’une autre compagnie est revenu, il réclamait : Barjolle ! Barjolle comme si ce dernier avait été choisi pour diriger le soulèvement. Barjolle aurait répondu : c’est loupé, vous m’avez lâché, je ne marche plus. 

Le capitaine Binet précisa que les soldats Pimont, Barray, Sélim, Frankel, avaient également participé à ces événements. Il indique que Pimont était l’ordonnance d’un officier ce qui l’avait tenu éloigné du danger, que Barray ne peut être considéré comme un meneur, que Sélim est « une plaie » dans une compagnie et que Frankel a été un de premiers à rejoindre les mutins. 

Le capitaine avait reçu l’ordre de se renseigner sur les faits qui pourraient se passer dans les compagnies. 

Le capitaine Binet demanda la traduction des soldats Barjolle, Pimont, Barray, Sélim, Frankel devant un Conseil de Guerre.

Barjolle était revenu à la 3e compagnie après un séjour à la section de discipline de la 5e DI.

Le 8 juin, le Lt Colonel Brenot, commandant le 74e , a délégué le Chef d’escadron De Chambine pour exercer les fonctions d’officier de police judiciaire au sujet de la plainte en Conseil de Guerre établie contre Barjolle, Pimont, Barray, Sélim, Frankel inculpés de « révolte, insubordination et refus d’obéissance ».

Le 11 juin, le Chef d’escadron De Chambine interrogeait les différents protagonistes de cette affaire :

Réponses du soldat Barjolle aux questions posées :


Barjolle a passé 7 mois au front sans jamais avoir participé à une attaque.


Barjolle reconnait avoir participé en armes, à plus de 10 [militaires] à un mouvement d’indiscipline.

Selim s’expliqua :


Interrogatoire du soldat Frankel:


Le soldat Pimont répondait aux questions :


Pimont reconnait également avoir participé en armes, à plus de 10 [militaires] à un mouvement d’indiscipline.

Le soldat Barray répondait également aux questions :


Le 12 juin, au vu des pièces fournies par le Chef d’escadron De Chambine officier de police judiciaire, le général de Roig-Bourdeville a ordonné la mise en jugement de Barjolle, Frankel, Selim, Pimont et Barray et la convocation du Conseil de Guerre de la 5e DI pour le 16 juin.

Le Commissaire-rapporteur Lemaire demandait la comparution de Barjolle, Frankel, Selim, Pimont et Barray devant le Conseil de Guerre de la 5e DI pour les faits de révolte pour avoir, à Jury le 30 mai, au nombre de quatre au moins, pris les armes sans autorisation, agissant contre les ordres de leurs chefs en application de l’article 217 & 2. Que dit l’article 217 & 2 du code justice militaire : sont considérés comme en état de révolte et punis de mort, les militaires sous les armes qui, réunis au nombre de quatre au moins et agissant de concert, refusent à la première sommation d’obéir aux ordres de leurs chefs.

Les témoins convoqués étaient : le capitaine Binet, les sous-lieutenants Buffetrille, Regnard, Nioche, les sergents Pierriau et Vincent.

Les casiers judiciaires de Frankel, Pimont, Selim sont vierges, ceux de Barjolle et Barray comportent des délits mineurs.

Le Conseil de Guerre de la 5e DI s’était réuni le 16 juin pour juger sur plusieurs séances 14 militaires dont les soldats Barjolle, Frankel, Barray, Selim et Pimont.

Extraits des notes d’audience, on lit :


A l’issue des débats, la première question posée aux juges pour tous les inculpés, était : est-il constant que près d’Acy (Aisne), le 30 mai 1917, des militaires au nombre de quatre au moins, aient pris les armes et aient agi contre les ordres de leur chef de corps en abandonnant leur cantonnement, pour se livrer à des manifestations contraire à la discipline et se soustraire à leurs obligations militaires ? La 2ème question concernait chaque inculpé, était : est-il coupable de révolte ? La 3ème question concernait également chaque inculpé, était : est-il l’un des instigateurs du crime ci-dessus spécifié ?

A la 1ère question, les juges ont répondu : coupable pour tous les accusés. A la 2ème question, les juges ont répondu : coupable pour tous les accusés. A la 3ème question, les juges ont répondu : coupable pour Barjolle, Frankel et Selim. Pour Barray, les juges l’ont déclaré coupable à la majorité de 4 voix contre 1. Pour Pimont, les juges l’ont déclaré coupable à la majorité de 3 voix contre 2. A la majorité de trois voix contre deux, les juges ont décidé qu’il existait des circonstances atténuantes en faveur de Barray. A l’unanimité, les juges ont décidé qu’il existait des circonstances atténuantes en faveur de Pimont.

Les soldats Barjolle, Selim et Frankel ont été condamnés à la peine de mort en application de l’article 217 & 2, 185 et 187 du code justice militaire. Les soldats Barray et Pimont ont été condamnés à 10 ans de travaux publics.

Barjolle, Selim et Frankel s’étaient pourvu en révision. Dans sa séance du 22 juin, le Conseil de révision de la 6e Armée a statué sur ces pourvois. Le caporal Gallet, avocat des accusés, demandait l’annulation des jugements pour le motif suivant faisant référence à la 1ère question posée aux juges :


L’avocat Gallet n’avait évoqué qu’un argument pour demander l’annulation du jugement, l’absence des mots « sans autorisation » dans la 1ère question posée aux juges.

Le Conseil de révision a répondu :

-attendu que cette question visait évidemment l’application de l’article 217 et qu’en vertu de cet article l’absence d’autorisation est certainement l’un des éléments constitutifs du délit.

-attendu que la question précitée n’a pas demandé explicitement s’il y avait absence d’autorisation mais attendu qu’il résulte implicitement mais clairement du texte même de cette question et de la réponse affirmative faite que la condition d’absence d’autorisation était remplie.

-attendu qu’il y a eu en l’espèce, violation de l’article 217 & 2 du code de justice militaire et attendu, d’autre part, que le Conseil de Guerre était composé conformément à la loi, qu’il était compétent, que la procédure est régulière et que la loi a été appliquée aux faits déclarés constants. Par ces motifs, à l’unanimité, il a rejeté le recours en révision formé par les condamnés.

Le 30 juin, par décret, le Président de la République a commué la peine de mort requise contre Barjolle, Selim et Frankel en 20 ans d’emprisonnement.


Barjolle, Frankel et Selim ont été écroués à la maison centrale de Fontevrault. Pimont a été écroué à l’atelier de travaux publics d’Orléansville. Barray a été écroué au pénitencier d’Aïn-Beïda.

Barjolle qui avait été affecté au dépôt des exclus du Kreider en Algérie, bénéficiant d’une amnistie, il a été renvoyé dans ses foyers le 9 février 1925.

Le 1 décembre 1918, le Président de la République a réduit à 5 ans la peine de 20 ans requise contre Frankel. Le 10 novembre 1920, Frankel a obtenu une remise de 15 mois sur le restant de sa peine.

Le 6 juin 1920, le Président de la République a accordé à Selim une remise de 5 ans. Le 4 mars 1922, Selim a obtenu une remise sur le restant de sa peine.

Le 2 mai 1920, le Président de la République a accordé à Pimont une remise de 4 ans. Le 11 janvier 1921, le soldat Pimont a obtenu la remise du restant de sa peine.

Le soldat Barray est décédé à l’hôpital de Tébessa le 07 août 1918.

Comme indiqué précédemment, sans rechercher les causes de ces mouvements de révolte et en observant le fonctionnement de la justice militaire dans ce jugement, nous pouvons formuler plusieurs remarques : le 74e était au repos depuis plusieurs semaines, des permissions existaient, Frankel en ayant bénéficié, les accusés ont tenu à peu près les mêmes propos : ils se sont retrouvés dans ce mouvement sans y avoir réfléchi et sans en connaitre les motifs, d’une manière générale, ils ont suivi les autres par camaraderie.

Sur les 14 militaires du 74e RI jugés par le Conseil de la 5e DI le 16 juin et inculpés de révolte en application 217 & 2, tous risquaient la peine de mort. A final, 12 ont été condamnés à mort et ont tous été graciés.

A la 13e DI, comme à la 81e DI et à la 47e DI, la directive Pétain incitant à la célérité a été appliquée. Le 5 juin, 3 condamnations à mort sanctionnaient des troubles.

Le passage des 129e et 36e déclenche la mutinerie des 20 et 21e BCP : 

     Le 20e BCP était une unité de la 13e DI. Depuis fin janvier, cette unité était allée de cantonnement en cantonnement alternant, travaux de propreté, creusement de boyaux, construction de sape, instruction au tir du fusil mitrailleur, lancement de grenades, entraînements, repos, remise de décorations avant de venir stationner le 23 mai à Dommiers, secteur où étaient regroupées d’autres unités de la 13e DI comme les 21e RI, 109e RI, 17e BCP mais également d’autres régiments. Le 21e BCP avait eu un parcours analogue avant de venir cantonner à Pommiers le 27 mai. Pour cette période, les JMO des 20e et 21e BCP ne mentionnent aucune perte.

Dans la matinée du 30 mai, un convoi automobile transportant les troupes mutinées des 129e et du 36e RI traversa le cantonnement des 20e et 21e BCP. Les mutins manifestèrent leur rébellion au passage en chantant l’internationale, en criant : vive la paix, à bas la guerre, nous n’en voulons plus, nous ne sommes pas montés, faites comme nous. Des proclamations manuscrites furent lancées :


Une 1ère réunion clandestine avait eu lieu, le 30 mai, aux abords du cimetière, à laquelle prirent part environ 200 hommes.

Une autre réunion s’était tenue, le 31 mai vers 19h30, dans le bois de la ferme du Translon avec moins de participants malgré l’apport du dépôt divisionnaire du 13e et 43e DI. La réunion du 30 ayant été dispersée par les officiers, des militaires avaient été séparément chargés de renseigner les cadres sur ces évènements ce qui a conduit à l’arrestation de 3 militaires : les chasseurs Buat, Brunet et Joly. D’après des renseignements, il résulte que les 3 chasseurs avaient participé à ces réunions. Buat, de la 3e compagnie du 21e BCP, aurait invité les autres militaires à refuser de marcher le jour de la relève, et à rester au cantonnement, imitant l’exemple des mutins passés la veille. Brunet, de la 2ème compagnie de mitrailleuses du 20e BCP, aurait pris la parole le 31 pour lire le texte distribué par les mutins, et aurait dit aux participants qu’il ne fallait pas monter aux tranchées, ni se laisser embarquer en auto ou en chemin de fer. Joly, également de la 2ème compagnie du 20e BCP, assista à la 1ère réunion où il donna lecture du tract distribué par les mutins, et participa à la 2ème réunion sans y avoir, d’après lui, joué aucun rôle particulier. Une réunion était prévue pour le 1er juin mais Brunet ayant été dénoncé, arrêté et écroué devant la troupe qui écoutait un concert donné par une fanfare, le mouvement a pris fin.

Il faut revenir à cette phrase contenue dans le texte dactylographié ci-dessus qu’il ne faut pas négliger, et que l’on retrouve souvent dans les revendications liées aux mutineries : « il ne faut pas laisser tuer nos femmes par des indigènes ». Il est exact qu’au cours d’une rixe à Saint-Ouen entre Annamites et civils il y a eu des coups de fusil tirés et des blessés, mais ce fait-divers assez sérieux a été amplifié puis déformé. La rumeur d’après laquelle des Indochinois auraient tiré sur des femmes avec des mitrailleuses lors d’émeutes à Paris ou ailleurs, était colportée ici et là. Si internet n’était pas encore présent, l’intoxication par l’information était bien là.

L’interrogatoire de Buat a eu lieu le 2 juin.


Le commissaire-rapporteur a confronté Buat avec Joly également inculpé :


Le chef de bataillon Arnould, commandant le 21e BCP adressait, le 2 juin, au général commandant la 13e DI, un dossier constitué du rapport du commandant de compagnie, d’une pièce manuscrite annexée, de l’état signalétique et de services, du relevé des punitions : la plainte contre Buat.

Les témoins requis étaient le soldat Bigot et le sergent Genoux de la 3e compagnie. L’interrogatoire des témoins, le 3 juin, n’apporte pas beaucoup de certitudes. Le sergent Genoux n’était pas au courant de cette réunion. Le soldat Bigot donnait quelques indications :


Le 3 juin, le chasseur Brunet a été inculpé dans cette affaire. Il a reconnu avoir participé aux 2 réunions, avoir pris la parole lors de la seconde. Il reconnait également qu’une proclamation émanant des troupes mutinées a été lue, qu’il a développé devant l’assistance les idées consignées dans la proclamation.

Témoignage du sous-lieutenant Roelen du 20e BCP :

Témoignage du Chef de bataillon Richier :


Déposition du soldat Brunet :


Confrontation du chasseur Brunet avec Joly :


Confrontation de Brunet avec le chasseur Buat :


Suites aux confrontations, Brunet a maintenu ses déclarations.

Brunet avait été cassé de son grade de caporal pour propos injurieux sous l’effet de l’alcool. Il avait été blessé par balles en septembre 1915 et avait été cité à l’ordre du Corps d’Armée pour « s’être introduit seul dans une tranchée ennemie et avoir ramené 83 prisonniers valides ».

Un 3e chasseur a été également inculpé dans ce dossier. Il s’agissait du soldat Joly.

Témoignage du sergent Vergne :


Témoignage du soldat Joly :


Buat et Joly avaient présenté Brunet comme le meneur de la réunion, qu’il était chargé de « faire la réunion ». Buat aurait dit : « il faudrait refuser d’aller aux tranchées ou de se laisser embarquer en chemin de fer ou en automobiles tous doivent marcher la main dans la main et faire cause commune avec les mutins ».

Au vu des procédures instruites contre Brunet, Buat et Joly, le général Martin de Bouillon commandant la 13e DI, a ordonné la mise en jugement de ces militaires.

Le 3 juin, le Commissaire-rapporteur Labrousse donna aux chasseurs Buat, Brunet et Joly la citation à comparaitre devant le Conseil de Guerre.

Le 5 juin, le Lt-Colonel Parison, président du Conseil de guerre de la 13e DI, a ordonné la jonction des affaires concernant les affaires Buat, Brunet et Joly pour être statué par un seul et même jugement. Dans ce cas de jugement sans instruction préalable, il a rédigé cette citation au vu des dépositions recueillies le 2 juin par le Capitaine Février, Officier de Police Judiciaire.

Le relevé des punitions de Buat montre 44 jours de prison aux arrêts de rigueur et 8 jours de cellule. Le casier judiciaire de Joly était vierge. Celui de Brunet comportait 2 délits : insoumission et filouterie d’aliments. Celui de Buat mentionnait une condamnation pour coups (peine suspendue) et un délit de chasse.

Le défenseur de Buat était l’officier d’administration Morin. Le défenseur de Brunet était le capitaine Marin, celui de Joly était le lieutenant Dumery.

Le Conseil de guerre de la 13e DI s’était réuni à Soissons le 5 juin. Les inculpés étaient accusés de « provocation de militaires pour passer aux rebelles armés ».

Les notes d’audience sont très intéressantes :



La 1ère question posée aux juges était : Le nommé Brunet, chasseur au 20e BCP, est-il coupable d’avoir, le 31 mai 1917 à Dommiers (Aisne), provoqué des militaires à passer aux rebelles armés, en se rendant à une réunion organisée en vue de décider s’il y avait lieu de faire cause commune avec des rebelles armés d’un autre corps, et d’y avoir commenté favorablement un appel à la rébellion. La 2ème question posée aux juges était : Le nommé Joly, chasseur au 20e BCP, est-il coupable d’avoir, le 30 mai 1917 à Dommiers (Aisne), provoqué des militaires à passer aux rebelles armés, en se rendant à une réunion organisée en vue de décider s’il y avait lieu de faire cause commune avec des rebelles armés d’un autre corps, et d’y avoir donné lecture d’un appel de ces derniers provoquant à suivre leur exemple. La 3ème question posée aux juges était : Le nommé Buat, chasseur au 21e BCP, est-il coupable d’avoir, le 31 mai 1917 à Dommiers (Aisne), provoqué des militaires à passer aux rebelles armés, en prenant la parole à une réunion organisée en vue de décider s’il y avait lieu de faire cause commune avec des rebelles armés d’un autre corps, et d’y avoir incité à passer à la rébellion, notamment par ces paroles : « puisqu’on est d’avis qu’il ne faut plus marcher, j’estime qu’il ne faut pas nous laisser embarquer ni en chemin de fer, ni en automobiles et qu’il faut rester où nous sommes ».

Le Commissaire-rapporteur, s’il n’a pas eu le temps d’enquêter a construit finalement un acte d’accusation bien en rapport avec le délit reproché.

Les juges ont condamné à l’unanimité des voix le soldat Buat à la peine de mort, et à 3 voix contre 2 les soldats Brunet et Joly à la peine de mort, en application des articles 208 et 139 du code de Justice Militaire.

Le jour même, les 3 militaires s’étaient pourvus en révision. Le 7 juin, le Conseil de révision de la 6e Armée s’était réuni pour statuer sur les recours formulés par ces militaires mais aucun moyen n’ayant été ni présenté, ni soulevé d’office, attendu que le Conseil était composé conformément à la loi, que la procédure est régulière et que la peine a été légalement appliquée aux faits déclarés constants, le Conseil avait rejeté à l’unanimité le recours présenté.

Le 8 juin, après l’examen des cas des soldats Joly, Buat et Brunet, le Président de la République a décidé de laisser la justice suivre son cours pour Buat et Brunet. mais il a commué la peine de mort du soldat Joly en travaux forcés à perpétuité.


Joly a été écroué à la maison centrale de Caen. Par décret du 21 décembre 1920, suite à la remise du restant de sa peine, le soldat Joly a été libéré le 2 janvier 1921.

Le 10 juin, à Grisolles, le médecin aide major Jarry a constaté le décès des soldats Buat et Brunet.

En l’absence des dossiers du Ministère de la justice concernant ces 3 militaires, on ne peut que faire des suppositions sur ce qui avait motivé le choix de la « Guerre » et de la « Justice » à demander la grâce de Joly et de laisser la justice suivre son cours pour Buat et Brunet. Le casier judiciaire de Joly était vierge, il ne passait pas pour un meneur. Brunet, lui, même s’il avait reçu une citation au niveau du Corps d’Armée pour la capture de 83 militaires allemands, a été présenté comme un meneur.

Que peut-on dire sur le fonctionnement de la justice militaire pour ce jugement. L’article 156 du code de justice militaire est très clair :


Mais depuis le début du conflit, petit à petit, surtout après la promulgation de la loi du 27 avril 1916, les pratiques de la Justice militaire avait pris des distances avec cet article 156. Nous avons observé que la durée des procès était de plus en plus importante. Les commissaires-rapporteurs ne souhaitaient plus voir les jugements cassés pour des vices de procédure. Ils devenaient de plus en plus précautionneux et prenaient leur temps. Ici, nous sommes au temps d’une Justice Militaire expéditive pour certains car pour d’autres, le registre des jugements fait apparaître des dates d’écrous du 1er juin, soit une journée avant celles de Buat, Brunet et Joly et pourtant les jugements correspondants ont eu lieu les 22, 28 juin et 5 juillet.

7- Cohorte de Juillet : 79 condamnés à mort, 5 exécutés, 56 commutations de peine, 18 jugements annulés pour vice de forme par les conseils de révision d’armée sur les 63 examinés. 

    Par rapport à un mois de juin tout à fait hors norme, le nombre de condamnés à mort a fortement chuté. Parmi la cohorte de juillet, Prisme a pris en compte le cas du soldat Denison comme un véritable fusillé dont le 1er jugement a été cassé par le Conseil de révision, recondamné à mort le 2 août, il s'était suicidé le 8 novembre juste avant son exécution après le rejet de son recours en grâce.


Le 14 juillet, parait au Journal Officiel, un décret signé la veille par l’autorité politique qui marque du moins « officiellement » la fin des mutineries.


En effet, le 13 juillet, Pétain écrivait à Painlevé : Le décret du 8 juin 1917 a suspendu le recours en révision contre les condamnations à mort prononcées par application des articles 208 et 217 du Code de Justice Militaire et votre dépêche du 11 juin 1917 n°10460 C/10 a conféré à l’autorité militaire le droit d’ordonner, dans certains cas, l’exécution de la peine capitale. Ces mesures avaient été motivées par les actes collectifs d’indiscipline qui s’étaient produits dans certaines unités. Le calme étant aujourd’hui rétabli dans les armées, je vous propose de faire reprendre par le gouvernement les pouvoirs dont il avait bien voulu se dessaisir et de rétablir le recours en révision temporairement suspendu par le décret du 8 juin

La seconde mesure concerne la circulaire très confidentielle de Painlevé du 9 juin relative à la suspension du recours en grâce qui a été supprimée le 14 juillet.


Cette période d’un mois où les droits du soldat-citoyen ont été fortement réduits, s’achève. La Justice militaire retrouve enfin les procédures qui permettent au soldat-citoyen d’échapper à l’arbitraire et au pouvoir politique de redevenir en dernier lieu, le seul décideur de la vie ou de la mort du soldat-citoyen.

Le mois de juillet, même s’il est encore marqué par les mutineries, voit également un net recul des exécutions par rapport au mois de juin. Seuls 4 militaires « non mutins » de la cohorte ont été exécutés. En ce qui concerne les mutins, Prisme a compté 14 condamnations à mort. On observe le même phénomène qu’en juin, la nette recrudescence des condamnations à mort pour des causes non directement liées aux mutineries.

Après le 14 juillet, le systématisme s’est réinstallé, tous les dossiers de condamnés à mort ont été transmis au ministère de la Justice.

Au 85e, mutinerie ou tentative d’assassinat ou les 2 ? 

     A la fin janvier, le 85e Régiment d’infanterie avait débarqué à Ste Ménehould avant de s’installer dans les tranchées de la Gruerie. Il restera dans cette forêt d’Argonne jusqu’à la fin mars. Transporté en Champagne, il occupait début avril un secteur face au mont Cornillet. Après des travaux, il était mis au repos à Ambonnay et Villers-Marmery. A partir du 16 avril, il était engagé dans la bataille des Monts. Le 25 avril, après avoir subi des pertes très sévères, le décompte relevé sur le JMO indique : 200 tués dont 11 officiers, 499 blessés et 43 disparus, il était mis au repos dans la région de Vaubécourt. Début mai, après avoir reçu des renforts, il retournait vers les Hauts de Meuse, occuper un secteur beaucoup plus calme entre Damloup et Haudiomont. Le 17 juin, le 85e commençait à être retiré du front et transporté à Noncourt et Poissons, puis le 27 juin à Dommartin sur Yèvre où il restera jusqu’au 5 juillet.

Fernand Denison, soldat à 7e compagnie de cette unité, travaillait depuis quelques jours chez Monsieur Demange, cultivateur à Noncourt. Transféré au 85e en avril 1917, il était arrivé du dépôt régimentaire le 10 mai avec un détachement d’hommes de remplacement qui venaient au front pour la 1ère fois. Le 26 juin vers 11h00, il quittait son travail et passait la journée au cantonnement à boire avec des camarades. Vers 20h30, Denison se trouvait sur le pont de Noncourt parmi des manifestants qui criaient « vive la révolution, à bas la guerre ». Il était considéré par les témoins de la scène comme le chef des révoltés. Cette cinquantaine d’hommes du 2e bataillon n’avait pas d’armes. Plusieurs officiers du régiment, attirés par les clameurs de la manifestation, essayèrent de clamer le mouvement et ordonnèrent aux militaires de regagner leurs cantonnements. Denison attira leur attention ; c’était lui qui criait le plus fort. Le Lieutenant Duffour essaya de lui faire comprendre la gravité de son attitude mais Denison répliqua « je m’en fous, qu’est-ce que cela me fait, je me fous de ma peau ». Les manifestants semblaient se calmer mais Denison insista « bande de vaches, vous me laissez tomber, tous à Poissons, à Poissons ».

Vers 21h00, Denison enflammé, avait enlevé sa veste, des manifestants partaient vers Poissons en chantant « l’internationale » et la « marche rouge ». Les officiers les suivirent pour essayer de contrecarrer les événements. Le sous-lieutenant Lepoutre était entouré, bousculé, Denison essaya de lui faire un croc en jambe en lui disant : que fais-tu ici ? L’officier se dégagea grâce à l’intervention du soldat Duroch. Les manifestants pénétrèrent dans la localité, firent le tour du village, envahirent les cantonnements du 1er bataillon, reçurent le renfort d’une centaine de soldats venus du Vieux-Noncourt. A l’arrivée à Poissons, une vingtaine d’individus étaient armés de fusils et tiraient en l‘air. La manifestation pris de l’ampleur, c’est Denison qui était en tête, jouant du tambour. C’était toujours Denison qui un fusil sur l’épaule, tira un coup de feu en l’air puis s’adressant au sous-lieutenant Thomas : ne faites d’effusion de sang, ce n’est pas le moment ; puis joignant le geste à la parole, il lui appuya le canon du fusil contre le menton. Celui-ci, d’un geste instinctif, n’eut que le temps d’écarter l’arme, le coup parti. Trois soldats ceinturent Denison en criant : mon lieutenant, sauvez-vous. Vers minuit, un groupe de manifestants était de retour à Noncourt dans le cantonnement de la compagnie hors rang où des coups de feu ont été tirés sans blesser personne. Au matin, tout était rentré dans le calme.

Un convoi de 34 camions qui circulait sur la route de Suzannecourt à Noncourt subit les évènements vers 23h00 comme le raconta le sous-lieutenant Thuret commandant la Section TM 358.


Dans une note secrète du général Le Gallais, on apprend que les artilleurs avaient refoulé les manifestants hors des cantonnements de l’Artillerie, qu’ils avaient largement contribué à empêcher l’irruption de ces mêmes manifestants dans les cantonnements occupés par un autre bataillon du 85e. Seul le 2e Bataillon moins la compagnie de mitrailleuses était impliqué dans ces évènements (source SHD 16 N 1522).

Au matin du 27, à l’embarquement qui s’était effectué sans incident, il manquait 3 hommes à l’appel : Denison qui a prétendu n’avoir pas été réveillé par ses camarades, Grossard et Piron en prévention de Conseil de Guerre, qui a dû s’échapper du poste au moment des troubles.

Les 15 hommes compromis étaient désarmés et étaient répartis en trois groupes, escortés chacun par des pionniers du régiment. Des ordres étaient donnés pour que le peloton de pionniers escortant les 15 hommes compromis soit transporté ce soir à Dampierre-le-Château au Q.G. de la D.I. Ils y seront gardés par détachement spécial demandé au Général Cdt. le 8e C.A. jusqu'à ce que la Prévôté et l'escorte de la DI. soient arrivées. Le désarmement des hommes suspects s'était effectué en présence du Général Commandant la D.I. et du Colonel Commandant l'l.D. sans le moindre bruit (Source SHD 16N 1522).

L’origine de ces évènements semblait résider dans la propagation de rumeurs : les permissions étaient supprimées, le régiment montait immédiatement en ligne. Après la Bataille de Champagne où les 85e et 95e ont subi de très grosses pertes, l'Infanterie a eu trois ou quatre jours de repos, puis est montée en secteur, secteur calme il est vrai, mais où la Division travaillé énormément, pendant un mois et demi. Lorsque cette dernière a été envoyée au repos dans la région de Joinville, les hommes étaient convaincus qu'ils auraient un repos d'une dizaine ou quinzaine de jours. Le nom du soldat Dauphin qui figurait parmi les 15 militaires arrêtés, était cité comme étant à l’origine de ces rumeurs.

Le caporal Lamarque, les soldats Denison, Dauphin, Rouard, Laplace, Languesco, Guiry, Perucaud avaient fait l’objet de poursuites. L’ordre d’informer concernant Denison a été notifié le 28 juin.

Douze témoins ont été entendus, du 28 juin au 2 juillet, par le Commissaire-rapporteur Morelli : le caporal Petitjean, le sergent Vernet, l’adjudant Bailly, les sous-lieutenants Lepoutre, Thomas, Bourge, Chevaldonné, le lieutenant Vrinat, les capitaines Lauré (3 fois blessé à la bataille des Monts quelques semaines plutôt), Baston, le chef de bataillon Duchâteau et le médecin aide-major Mignard. Leurs déclarations étaient très proches.

Extraits de la déposition du sous-lieutenant Thomas :



Déposition du médecin aide-major Mignard :


Le 30 juin, le Lt Colonel Sallé commandant le 85e écrivait au général Le Gallais commandant la 16e DI lui demandant l’inculpation de Denison qui s’était rendu coupable de « voies de faits envers un supérieur et d’excitation à la rébellion ».

Au cours de son interrogation du 2 juillet, Denison s’expliquait :


Denison avait été incorporé en janvier 1916, il avait déjà été condamné par le Conseil de Guerre de la 20e Région militaire le 5 octobre 1916 à 2 ans de prison pour avoir fracturé la boite individuelle d’un de ses camarades et lui avoir dérobé un billet de 20 francs. Les circonstances atténuantes avaient été admises. Les juges avaient suspendues la peine et Denison avait été transféré au 79e RI.

Le 4 juillet, le Conseil de Guerre de la 16e DI s’était réuni dans une salle de la mairie de Dampierre le Château. Denison était prévenu de « révolte avec violences et armes pour s’être à Noncourt et Poissons dans la nuit du 26 au 27 juin conjointement avec plus de huit militaires, livré à des violences et refusé de rentrer dans l’ordre à la voix de ses supérieurs avec les circonstances aggravantes qu’il a fait usage de ses armes et qu’il a été le chef de la révolte ». Le lieutenant Bourdon défenseur de Denison avait déposé ses conclusions en demandant le renvoi du procès pour un supplément d’informations. Le Conseil a rejeté la demande du défenseur et avait condamné Denison à l’unanimité des voix à la peine de mort en application de l’article 217 & 3 et 139 du code de Justice Militaire.

D’autres documents relatifs à cette affaire interpellent. L’abbé Pavillard, aumônier de la Division, avait fait, en présence du Chef d’Etat-Major, des déclarations qu’il désirait voir rester secrètes et qui sont résumées ainsi qu’il suit : l’aumônier, ayant vu Denison après sa condamnation et alors que la décision sur l’exécution était attendue, Denison lui dit qu’il n’était pas le premier coupable, qu’il avait été excité, ainsi que ses camarades par des lettres qu’un caporal leur avait fait lire. Plusieurs autres militaires du 85e RI (les uns traduits devant le Conseil de Guerre, les autres non poursuivis) ont fait les mêmes déclarations à l’aumônier ».

Ces 2 lettres auraient été adressées à ce caporal par un membre du Parlement, l’une d’elle était à peu près textuellement ainsi conçue : « Nous vous remercions beaucoup du zèle que vous employez pour notre cause. Nous conservons les deux documents que vous nous avez envoyés qui nous serviront, soit pendant, soit après la guerre, à faire connaître ce que sont tous ces traîneurs de sabre qui vous commandent ».

L’aumônier n’aurait pas vu les lettres mais il était moralement certain de leur existence et du contenu de celle qui était citée plus haut. Ces lettres auraient été écrites par le député Bouffandeau. Le militaire mis en cause, était le caporal Lamarque. Ce dernier était un ancien élève de l’école de Cempuis. Pendant qu’il était détenu en prévention à la prison prévôtale, il a échangé une nombreuse correspondance avec des membres de sa famille, des amis, (notamment M. Créancier, Directeur de l’école de Cempuis) et aussi des membres du Parlement, parmi lesquels M. le Député Bouffandeau. Il se plaignait dans ses lettres, de la manière dont les hommes étaient traités au 85e, de l'instruction excessive qui leur était imposée pendant les périodes de repos, etc... M. Bouffandeau lui avait écrit, en réponse à une lettre antérieure à son arrestation en le remerciant de lui avoir signalé l’état d’esprit de son régiment et en l'engageant à conserver le même bon esprit. Cette lettre et d’autres susceptibles d'intéresser le magistrat instructeur, ont été remises par le Prévôt au Lieutenant Morelli, Commissaire-rapporteur (Source SHD 16 N 1523).

Denison s’était pourvu en révision.

Le 11 juillet, le Conseil de révision de la 4e Armée a étudié le jugement. Le décret du 8 juin 1917 était conçu ainsi : toutefois le droit de recours en révision est ouvert aux individus condamnés à la peine de mort sauf ceux condamnés à mort par les articles 208 et 217. Or, le Conseil a estimé qu’il avait le droit incontestable de contrôler les qualifications retenues et a déclaré le pourvoi recevable. Aucun défenseur n’était présent au nom du condamné, mais au vu du mémoire du lieutenant Bourdon, les juges ont accepté le moyen formulé par le défenseur et le Conseil a déclaré : attendu que l’accusé étant le seul poursuivi, le Conseil de Guerre ne pouvait lui faire application de l’article 217 §3 du code justice militaire et de l’examen des pièces de la procédure, il résulte que les faits reprochés à l’accusé constituent des voies de fait envers des supérieurs et tombent sous l’application de l’article 223 §1 du code de justice militaire. Le Conseil de révision de la 4e Armée a donc cassé et annulé le jugement de la 16e DI et a renvoyé Denison devant le Conseil de guerre de la 15e DI. La grande partie des pièces de la procédure ont été annulées.


Le 15 juillet, le général Arbaner commandant la 15eDI, a ordonné qu’il soit informé contre le soldat Denison.

Monsieur Demange qui employait Denison fut entendu, le 20 juillet par le brigadier Rouyer commandant la brigade de gendarmerie de Poissons. Nous avons choisi de montrer la déposition faite au cours du précédent procès :


Denison a été transféré à la 15e DI le 21 juillet 1917 pour être interrogé par le Commissaire-rapporteur. Il niait une partie des faits qui étaient reprochés :


Extraits de la déposition du 22 juillet du sous-lieutenant Lepoutre :


Le même jour, dans sa déposition, le lieutenant Duffour de la 7e compagnie a formellement reconnu Denison parmi les manifestants.


Le sous-lieutenant Thomas a été entendu le 30 juillet :


Le 31 juillet, le général Arbaner commandant la 15e DI a ordonné la mise en jugement de Denison. Le lieutenant Vermeil Commissaire-rapporteur a signifié à ce dernier sa comparution devant le Conseil de guerre de la 15e DI. Les témoins requis étaient le lieutenant Duffour, les sous-lieutenants Lepoutre, Thomas et le soldat Duroch. Le défenseur requis était le sous-lieutenant Lamain du 48e RA.

Le 2 août, le Conseil de guerre de la 15e DI s’était réuni pour juger Denison. A l’issue des débats, quatre 4 questions ont été posées aux juges du Conseil de guerre de la 15e DI :

-le soldat Denison du 85e RI est-il coupable d’avoir, le 26 juin 1917 à Poissons, exercé des voies de fait envers le sous-lieutenant Lepoutre du même régiment en lui faisant des crocs en jambe pour le faire tomber ?

-lesdites voies de fait ont-elles eu lieu pendant le service ?

-est-il coupable d’avoir, le même jour, au même lieu, exercé une voie de fait envers le sous-lieutenant Thomas, du même régiment, en appuyant le bout du canon d’un fusil chargé sur le menton de cet officier ?

-ladite voie de fait a-t-elle eu lieu pendant le service ?

Les juges ont répondu :

-sur la 1ère question : à l’unanimité, l’accusé est coupable
-sur la 2e question : à l’unanimité, oui
-sur la 3e question : à la majorité de 4 voix contre une, l’accusé est coupable
-sur la 4e question : à l’unanimité, oui

Les circonstances atténuantes n’avaient pas été accordées.

Denison a été condamné à la peine de mort en application des articles 223, 135, 139, 185, 187 du code de justice militaire dont le président a publiquement donné lecture.

Le 2 août, l’adjudant Boisdron, commis-greffier avait acté la décision de Denison de se pourvoir en révision. Le 8 août, le Conseil de révision de la 4e Armée s’était à nouveau réuni pour statuer sur le jugement prononcé par la 15e DI. Aucun défenseur n’était présent au nom du condamné. Au vu du mémoire du défenseur de Denison fondé sur 3 moyens, le Conseil de révision a rejeté le pourvoi.

Le 23 août, la « guerre » avait adressé le dossier de Denison au Ministère de la Justice où elle indiquait qu’elle n’avait pas l’intention d’entraver le cours de la Justice. A noter qu’un juge avait demandé la grâce au Président de la République, pratique à la fois superflue puisque l’envoi des dossiers au ministère de la Justice était à cette date, la règle, mais qui perdure et pouvait avoir une influence sur la décision du bureau des affaires criminelles et des grâces.

Le 6 septembre par dépêche n° 29.250 2/10, le Ministre Painlevé demandait de surseoir à l’exécution et de faire procéder à un examen médico-légal de Denison, en vue de déterminer la mesure de sa responsabilité par des médecins désignés à l’intérieur !, en raison d'une blessure à la tête qu’il aurait reçue en 1912.

Les ordres ont été donnés en ce sens à la 15e Division le 7 septembre sous le n° 7.426.

Le 10 septembre, Denison a été envoyé pour examen au centre neurologique de Châlons-sur-Marne. En effet, la famille de Denison avait produit un certificat médical constatant qu’en juin 1912, l’accusé s’était blessé à la tempe et avait subi une opération. Afin d’établir si cette intervention chirurgicale avait pu amoindrir la responsabilité du condamné, celui-ci a été mis en observation dans un centre de psychiatrie. Le général Hély d’Oissel s’étonna : quelle chose extraordinaire que cette intervention du Ministre de la Guerre, par-dessus et contre le général en chef dans une question de discipline relevant de la seule compétence et de la seule autorité des chefs de l’avant ! Quel privilège avait cet homme d’intéresser à ce point le gouvernement ? Quelles étaient donc les protections politiques, pour qu’on envoyât des médecins choisis à l’intérieur. Et malgré le soin avec lequel ils avaient été choisis, sans doute, ils eurent l’honnêteté de déclarer le condamné pleinement responsable. Il arriva un nouvel ordre du ministre d’attendre une contre visite qui allait être faite par de nouveaux médecins encore choisis à l’intérieur. Le général ajoutait : Entre temps, j’avais appris de bonne source que le condamné était un anarchiste militant et connu, disposant de hautes protections politiques. Le 1er octobre, le médecin-expert adressait son rapport. « Il n’a été constaté chez lui aucun signe mental ou physique de nature à diminuer sa responsabilité ».

Le 25 octobre, pour la seconde fois, le dossier de Denison parvenait au Ministère de la Justice. Pour la seconde fois, la « Guerre » confirmait ses conclusions de laisser libre cours à la justice. Pour la seconde fois, la direction des affaires criminelles et des grâces avait également émis un avis défavorable. Le Garde de Sceaux avait adhéré à ces avis.


L’exécution de Denison était prévue le 8 novembre à 7h30 en présence du 2e bataillon du 134e RI sous l’autorité du Chef de bataillon Drüssel. A 9h00, le personnel de l’ambulance 5/8 stationnée à Somme-Bionne, a enregistré le décès par suicide du soldat Denison.

En dehors de Denison, le caporal Lamarque a été condamné à 5 ans de travaux publics. Les soldats, Dauphin, Languesco, Guiry, Perucaud et Laplace ont été condamnés respectivement à 5 et 10 ans de travaux publics. Le soldat Rouard, condamné à 2 ans de travaux publics, qui avait obtenu le sursis, a été renvoyé dans son corps. D’autres militaires feront l’objet d’une surveillance particulière, il s’agissait des soldats : Killinger, Quillet, Garnier, Desnoyers, Chailloux, Tournon, Godart, Charlier, Siméon, Geoffrin, Bousquet, Piat, Lavalette, Priant, Ehl, Dumont et Senèque.

Dans ce dossier, il faut retenir la décision du Conseil de révision de la 4e Armée de prendre en compte le 1er jugement malgré le décret du 8 juin. La violence des évènements a scellé le destin de Denison, le médecin-expert consulté n’ayant en rien diminué la responsabilité de ce soldat. La violence caractérise cette mutinerie contrairement à d’autres qui se dérouleront dans un « calme » relatif.

Un casier vierge et l’avis favorable des juges lui sauve la vie :

     Le 25 juin vers 20h45, les gendarmes à pied Gilbert et Brun en service au pont de Vic-sur-Aisne en surveillance des isolés, ont interpellé un militaire du 278e RI qui allait rentrer dans le bourg. Le soldat leur déclara : tiens ! cela tombe bien, je vous cherchais. Interrogé, le militaire déclara qu’il s’appelait Senamand et déclina son prénom, âge, profession et lieu de naissance. Senamand indiqua qu’il appartenait à la 14e compagnie du 278e RI. Au cours de l’interrogatoire, il déclara avoir quitté son bataillon le 20 juin vers 11h00, celui-ci étant en position de réserve de division sur la gauche du Moulin de Laffaux. Dans leur rapport, les gendarmes précisèrent que Senamand avait abandonné son arme sur place. Incarcéré, il a été conduit le 6 juillet par les gendarmes à cheval Couturier et Marcissac à la prison du QG de la 62e DI.

Dans son rapport, le capitaine Chanson qui commandait la 14e compagnie, relatait les événements : le 20 juin, après une violente attaque ennemie qui avait réussi à prendre pied dans nos positions, la compagnie fut alertée et vers 10h30 ; elle reçut l’ordre de se porter en 1ère ligne. La compagnie fut aussitôt rassemblée ; comme Senamand se trouvait en corvée aux cuisines à environ 300 mètres, le sergent Bugeaud envoya le soldat Richard pour prévenir Senamand du rassemblement et du départ. A leur retour, la compagnie était déjà partie. Sous prétexte de satisfaire un besoin naturel, Senamand s’écarta dans un sous-bois et disparut. Lassé d’attendre, le soldat Richard rejoignit la compagnie et fit son rapport. Suite à ces événements, le capitaine Chanson demanda la traduction de Senamand devant le Conseil de Guerre, pour abandon de poste en présence de l’ennemi et de désertion sur un territoire en état de guerre, en application des articles 213 et 231 du Code de Justice militaire.

Le lieutenant-colonel Steck délégua au chef de bataillon Cardon l’instruction de cette affaire devant le Conseil de Guerre. Suite à cette instruction, le lieutenant-colonel Steck déposa une plainte après du général commandant la 62e DI.

Le casier judiciaire de Senamand était vierge comme son relevé de punitions.

Le sergent Bugeaud étant en permission, on ne possède que la déposition du soldat Richard :


Durant son interrogatoire, Senamand s’était expliqué :


Les notes d’audience apportent quelques précisions :


A l’issue des débats du 9 juillet, le Conseil de Guerre de la 62e Division a condamné le soldat Senamand à la peine de mort en application de l’article 213 § 1 du Code de Justice militaire. Le 13 juillet, le Conseil de révision de la 6e Armée sollicité par le pourvoi en révision du soldat Senamand, a rejeté à l’unanimité le recours.


Tous les juges ont signé la demande de recours en grâce, restait au Président de la République à se prononcer.


Depuis le 20 avril, tous les dossiers de condamnés à mort étaient adressés par la Direction du Contentieux et de la Justice militaire du Ministère de la Guerre, à la Direction des affaires criminelles et des grâces du Ministère de la Justice qui réétudiait, comme nous l’avons déjà souligné plusieurs fois, le dossier des condamnés à mort. Du 9 juin au 14 juillet, en fonction des conditions de la lettre de Painlevé, ils continueront d’être adressés au Ministère de la Justice.


L’avis favorable des juges a été certainement pris en compte puisque le 5 août, le Président de la République a commué la peine de mort prononcée contre Senamand en 12 années d’emprisonnement.


Senamand a été écroué dans la prison d’Orléans. Ecroué définitivement à la prison de Fontevrault le 28 août, il a été exclu de l’Armée et affecté au dépôt d’exclus de Kreider en Algérie.

Après avoir bénéficié d’une 1ère remise de 2 ans et six mois le 10 avril 1919, le 26 octobre 1921, le Président de la République a accordé une remise de 6 ans à Senamand.

8- Cohorte d’Août : 54 condamnés à mort, 8 exécutés, 35 commutations de peine, 11 jugements annulés pour vice de forme par les conseils de révision d’armée sur les 47 examinés. 

     Après un mois de juin tout à fait hors norme et après un mois de juillet en forte baisse, le nombre de condamnés à mort continue à diminuer. On compte encore 8 fusillés ; deux l’ont été pour abandon de poste en présence de l’ennemi, un pour refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi, un pour voies de fait, 3 pour assassinat, un pour homicide volontaire avec préméditation.

Parmi ces condamnés à mort, nous avons dénombré 9 mutins.

Un amalgame judiciaire : 

     Début février, le 166e RI était retiré du front. Il était d’abord dirigé vers Tournan puis vers Souhesme-la-Grande au repos et à l’instruction. Le 12 mars, il occupait un secteur du front entre la cote 304 et Avocourt. Cette période était marquée par des journées où les pertes étaient sérieuses comme le 18 mars avec 32 tués, 83 blessés et 250 disparus selon le JMO. Le 12 avril 1917, le régiment était retiré du front et mis au repos vers Dompierre-le-Château. A partir du 28 avril, certains éléments du régiment étaient dans le secteur vers Tahure et Auberive-sur-Suippe. Le 26 mai, le régiment partait occuper un secteur vers le Mont Cornillet et le Mont Blond ; dès le 1er jour, les pertes étaient quotidiennes et sérieuses en particulier les 18 et 21 juin. Le 25 juin, il était mis au repos dans la région de Mairy-sur-Marne. Le 21 juillet, il était de retour dans le secteur du Téton et du Mont Haut.

Le Conseil de Guerre de la 132e DI s’était réuni le 4 août.


Dix militaires du 166e Régiment d’infanterie étaient convoqués par ce Conseil : les caporaux Roger, Leloup, les soldats Lécrivain, Peugnet, Lefranc, Mathieu, Frappart, Duhamel, Stock et This. Ils avaient choisi comme défenseur le sergent Courrent du 129e RIT, ancien bâtonnier.

Le jugement mentionne que « le président a signé l’ordonnance de jonction, jointe au dossier disant qu’il serait statué par un seul et même jugement sur les faits reprochés aux dix accusés sus-qualifiés conformément à l’article 307 du code d’instruction criminelle ». Cet article 307 prévoit que lorsqu’il aura été formé, à raison du même délit, plusieurs actes d’accusation contre différents accusés, le procureur général pourra en requérir la jonction et le président pourra l’ordonner même d’office.

Le caporal Roger était inculpé d’abandon de poste en présence de l’ennemi, de désertion en présence de l’ennemi et de refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi. Les 9 autres militaires « n’étaient inculpés que » d’abandon de poste en présence de l’ennemi, de refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi. Ces 2 derniers motifs étant sanctionnés par la peine de mort.

Les caporaux Roger, Leloup, les soldats Lécrivain, Frappart, Stock n’avaient pas de condamnations antérieures. Le soldat Peugnet avait déjà été condamné le 6 avril 1916 par le Conseil de Guerre de la 132e DI à 3 ans de travaux publics ; la peine avait été suspendue. Le soldat Mathieu avait été condamné le 5 avril 1916, par le Conseil de Guerre de Bourges, à 2 ans de travaux publics pour désertion à l’intérieur en temps de guerre. Le soldat Lefranc avait été condamné le 27 juillet 1917, par le Conseil de Guerre de la 132e DI, à 10 ans de travaux publics pour abandon de poste et désertion en présence de l’ennemi ; les circonstances atténuantes avaient été admises. Le soldat This avait été condamné par un Conseil de Guerre en 1896, 1897 et 1900. Le soldat Duhamel avait été condamné par le Conseil de Guerre de la 132e DI à un mois de prison avec sursis pour blessure par imprudence.

Le dossier de procédure concernant ces 10 militaires est manquant, mais la lecture de la minute du jugement montre que chacun de ces militaires avait précédemment et individuellement commis une faute, puis ces 10 militaires avaient refusé, le 22 juillet au cantonnement de Mourmelon le Petit, de s’équiper et de monter aux tranchées de 1ère ligne du Casque, ordre qui leur avait été donné par leurs supérieurs.

A l’issue des débats du Conseil de Guerre, en plus des cinquante-deux questions posées aux juges, et en vertu de son pouvoir discrétionnaire, le président a ajouté d’une part 2 questions concernant le soldat Lécrivain, et d’autre part 2 questions concernant le soldat Mathieu.

En conséquence, au nom du peuple français, le Conseil de Guerre a condamné :

-le caporal Roger à la majorité de 3 voix contre 2 à la peine de mort 

-le soldat Duhamel à la majorité de 4 voix contre 1 à la peine de mort 

-les soldats Peugnet, Lefranc, Frappart, Stock à l’unanimité des voix, à la peine de mort

-le caporal Leloup, les soldats Lécrivain, This, à l’unanimité des voix, à la peine de 20 ans de travaux forcés

-le soldat Mathieu à l’unanimité des voix, à la peine de 5 ans de prison

Tout ceci en application des articles 213, 232, 239, 218, 187, 135, 139 du code de justice militaire, en application de la loi du 19 juillet 1901, des articles 19, 46, 463 du code pénal, de l’article 19 de la loi du 27 mai 1885 et de l’article 9 de la loi du 22 juillet 1867 dont le président a donné publiquement lecture.

A ce stade des évènements, 4 de ces militaires échappaient au châtiment suprême.

Le 5 août, le caporal Roger et les soldats Peugnet, Lefranc, Frappart, Duhamel, Stock s’étaient pourvus en révision. Le Conseil de révision de la 4ème Armée s’était réuni le 13 août mais, considérant qu’aucun moyen n’est invoqué à l’appui du recours par les accusés, ni par leur défenseur, qu’il n’en a pas été proposé d’office par le rapporteur, ni par le commissaire du Gouvernement par le Conseil de Révision et attendu que le Conseil de guerre était composé conformément à la loi, qu’il était compétent, que la procédure et le jugement sont réguliers, et que le peine a été légalement appliquée aux faits déclarés constants par le Conseil de Guerre : à l’unanimité, rejette les pourvois.

Ce jugement comportant plusieurs inculpés pour un « crime » survenu le 22 juillet, à la fin de la période des mutineries et en l’absence du dossier de procédure au SHD, on peut s’interroger sur les circonstances précises de ces évènements avec un éventuel lien avec une mutinerie.

Heureusement, il existe d’autres sources pour nous éclairer. Le dossier de recours en grâce 5547 S17 présenté par les 6 condamnés à mort indique :

Le caporal Roger et les cinq autres condamnés étaient, au 22 juillet dernier l’objet de poursuites en Conseil de Guerre pour diverses infractions suivantes :

-Stock pour avoir commis un abandon de poste devant l’ennemi, le 13 juillet 1916, après lequel Stock est resté un an environ en état de désertion (n’a été arrêté que le 29 juin dernier dans l’Aisne)

-Lefranc, pour avoir laissé le 27 mai dernier, partir, sans le suivre, son bataillon en tranchées.

-Peugnet, pour avoir à la même date, quitté son cantonnement sans autorisation, à la veille où son corps devait remonter en ligne.

-Frappart, pour avoir, en rentrant de permission, le 12 juin dernier, négligé de rejoindre sa compagnie qui s’était rendue en tranchées, et s’être enfui à l’intérieur. 

-Duhamel et Roger pour avoir, le 19 juin dernier, abandonné leur compagnie en 1ère ligne pendant un violent bombardement.

Les chefs hiérarchiques, voulant offrir à ces six militaires la possibilité de se racheter, leur ordonnèrent successivement de se rendre en tranchée de 1ère ligne. Leurs exhortations et leurs ordres furent vains ; tous les 6 refusèrent. 

Les autorités hiérarchiques estimèrent qu’ils doivent tous subir leur châtiment. Le général en Chef est d’avis qu’une distinction doit être faite : il retient en faveur de Duhamel et de Roger que 2 juges ont signé le recours en grâce, que la peine de mort n’a pas été prononcée contre eux à l’unanimité et que Roger a été récemment cité à l’ordre du Corps d’Armée. Il incline vers une commutation pour Frappart et Feugnet. Frappart parce que ce militaire, d’ailleurs sans antécédents, avait été jusqu’à maintenant bien noté en service de tranchée. Peugnet en raison de sa mentalité inférieure et peu équilibrée. 

La « Guerre » sanctionnant l’avis du généralissime, envisage pour des 4 condamnés :

-Duhamel, Frappart, Peugnet, Roger une commutation en 20 ans de travaux forcés pour chacun (dégradation militaire régulièrement prononcée).

Proposition d’adhérer à cette quadruple commutation.

Quant aux condamnés Lefranc & Stock, le général en Chef est d’avis avec les autres autorités hiérarchiques que la justice doit suivre son cours. Lefranc a encouru, le 27 juillet dernier, 10 ans de travaux publics pour double abandon de poste et désertion en présence de l’ennemi. D’après les notes d’audience, Lefranc a, tout en alléguant que les ordres de monter en tranchée leur avaient été donnés si précipitamment, qu’ils n’avaient pas eu le temps de réfléchir, déclaré regretter sa faute. 

Dans le service, Lefranc fait l’objet de très mauvais renseignements. Il n’a pas été établi qu’il avait été blessé à la guerre. En raison de ses nombreuses défaillances, la « Guerre » n’a pas l’intention de provoquer une mesure de clémence en faveur de Lefranc.

Quant à Stock, les renseignements fournis sur lui sont imprécis. Le grief le plus grave retenu contre lui et dont la « Guerre » fait état pour proposer que la justice suivre son cours à son égard, est qu’il a passé de longs mois en état de désertion. 

Stock a prétendu qu’il n’avait pas refusé de monter en tranchée, quand ses chefs lui en ont donné l’ordre mais ceux-ci sont formels dans leurs déclarations contraires.

Quant à sa désertion qui a duré un an, il l’attribue au chagrin qu’il avait ressenti de la mort de son père en 1915. Il déclare qu’il a vécu à l’arrière des troupes, suivant des régiments qui passaient pour s’y procurer des aliments mais il reconnait qu’il n’a pas cherché à savoir où était son régiment.

Jusqu’à cette désertion, sa conduite au feu, n’avait pas donné lieu à critique, d’après son capitaine.

La « Guerre » a l’intention de laisser Stock subir son châtiment. 

Ce militaire, en l’absence d’antécédents dans la vie civile et militaire, qui n’a pas joué un rôle de meneur et sur lequel aucun mauvais renseignement n’a été recueilli avant sa défaillance, ne semblerait pas tout à fait indigne d’une commutation en peine très sévère : travaux forcés à perpétuité (dégradation militaire encourue). 

La direction des affaires criminelles et des grâces concluait ainsi son analyse :


Le Garde des Sceaux donnait son accord.


Par décret du 17 septembre 1917, les peines de mort prononcées contre le caporal Roger et contre les soldats Peugnet, Frappart et Duhamel ont été commuées pour chacun d’eux en 20 ans de travaux forcés.

Par contre, le Président de la République n’a pas cru devoir accueillir le recours en grâce des soldats Lefranc et Stock. 

Ces conclusions correspondent parfaitement aux intentions formulées par le sous-secrétariat de l’administration générale de la guerre dans son courrier 8 septembre au Garde des Sceaux. Comme souvent, la « Justice » s’est conformée aux demandes de la « Guerre ».

A noter que les commentaires de la direction des affaires criminelles et des grâces font référence au dossier de procédure de cette affaire, ce qui nous permet de dire que ce dossier comportait au moins 94 pièces.

Le 22 septembre 1917 à 6h30, à Soulanges, le médecin commis à cet effet, a constaté les décès des soldats Lefranc et Stock.

Lefranc avait enchainé une première faute pour laquelle, les circonstances atténuantes l’avaient sauvé, puis son refus d’obéissance alors que son premier jugement n’était pas encore intervenu, avait définitivement scellé son sort. La désertion durant une année du soldat Stock, suivie de son refus de monter en ligne, ont écarté la clémence de la hiérarchie militaire et des autorités civiles.

Après sa commutation de peine, le soldat Frappart a été écroué à la maison centrale de Thouars dans les Deux-Sèvres. Par un décret du 10 avril 1919, il a obtenu une remise de peine de 4 ans. Le 10 novembre 1920, le restant de sa peine a été commué en réclusion. Affecté aux exclus métropolitains du dépôt de Collioure le 9 juin 1921, il a été rayé des contrôles des exclus le 9 janvier 1922, étant amnistié par l’article 18 de la loi du 29 avril 1921. Comme dans une grande majorité des cas, sa peine de 20 ans de travaux forcés s’était achevée en janvier 1922.

En l’absence du dossier de procédure, la présence de 10 accusés en ce début d’août, en toute fin de la période des mutineries, pouvait laisser penser que nous étions en présence de mutins. Le point commun entre ces 10 militaires était le refus de se rendre en 1ère ligne comme leur ordonnèrent successivement leurs chefs. Après ré-étude des informations dont la synthèse de la direction du contentieux et de la Justice militaire, Prisme a exclu Stock et Lefranc du panel des mutins.

Un meurtrier au 68e Bataillon de Tirailleurs Sénégalais : 

     Le 68e Bataillon de Tirailleurs Sénégalais (B.T.S.), formé le 23 mai 1916 à Fréjus, rejoint la Somme (Proyart) dès 17 juin 1916 et participe à des travaux et attaques en secteur. Fin août, le bataillon est transporté dans la Marne où il séjourne jusqu’au 27 octobre 1916, date à laquelle le 68e B.T.S. est envoyé dans ses quartiers d’hiver à Fréjus. Il reste là jusqu’au 30 mars 1917, avant d’être affecté dans l’Aisne, à Saponay. Le 16 avril, intégré au sein du 2ème Corps d’Armée Colonial (C.A.C.), VIème Armée, il a pour objectif d’atteindre l’Ailette et combat dans le secteur d’Ailles. Sur un effectif de 1112 hommes lors de son départ de Fréjus en mars, il subit une perte de 496 hommes (tués, blessés, disparus) lors des combats du 16 avril 1917. Il est alors relevé. Reformé dans la Marne, le bataillon prend la direction de la Meurthe et Moselle. Début août 1917, le 68e Bataillon, alors rattaché au 33e R.IC, est en secteur vers Baccarat, Vacqueville et Ogerviller et dépend de la 10e Division d’Infanterie Coloniale (D.I.C.).

Les Faits :

Procès-Verbal du lieutenant-colonel Faivre d’Arcier du 52e Régiment d’Infanterie Territoriale (R.I.T.) sur la mort de Mme Baderot, tuée dans la forêt de Bertrichamps : Le 3 août mil neuf cent dix-sept à treize heures trente a été tuée par un soldat sénégalais, Mme Deveney Marie Hortense née le seize août 1874, épouse de Baderot François, tous deux domiciliés à Neufmaisons, dans les circonstances suivantes : 

Un soldat sénégalais du cantonnement de Vacqueville : Konan Bo, tirailleur sénégalais 2e Cie, taille 1m65, ayant été signalé dans la matinée du trois août comme s’étant échappé du dit cantonnement avec un fusil-mitrailleur, a tiré à bout portant sur Madame Baderot dans la forêt à 1800 m environ au S.O. du village Indien.
Il pleuvait ; Mme Barderot revenait de Bertrichamps avec sa petite fille. A peine avait-elle dépassé d’une trentaine de mètres environ la baraque dite des Chasseurs sur la grande tranchée (300m du Sud de la route de Bertrichamps) qu’elle entendait du bruit vers sa gauche ; elle se retourne, aperçoit un Sénégalais, qui tire sur elle au même instant.
Sa petite fille Jeanne Baderot, née le 16 avril 1907, qui précédait sa mère de quelques pas, crie au secours et s’enfuit en courant dans la direction du village Indien.
Précédant lui-même cette enfant, Marchal Marcel, né le 1er novembre 1899 s’était enfui également.
A l’ouest de la Baraque, M. Marchal Albert se trouvait sur la grande tranchée quand il entendit les coups de fusil ; il s’enfuit dans le bois et put rattraper la petite Baderot qu’il ramena à Neufmaisons.
Il résulte du témoignage de ces personnes que le lieutenant-colonel Faivre d’Arcier a interrogées lui-même, en présence de M. le Maire de Neufmaisons, que 5 coups de feu ont été tirés à une cinquantaine de mètres sur Madame Baderot et qu’elle a été atteinte mortellement dès les premiers coups.
Informé par téléphone du village Indien, le lieutenant-colonel Faivre d’Arcier a envoyé de suite un médecin sur le lieu de l’accident, et fait prévenir les cantonnements de Veney et l’observatoire de Rouge Vêtu de l’endroit où le Sénégalais avait accompli ce crime.
Une forte patrouille a été envoyée dans la même direction.
Le corps de Mme Baderot a pu être ramené sans incident vers 15h30 à son domicile.
Le médecin auxiliaire du 52e R.I.T., après examen de la victime, a constaté qu’une balle ayant effleuré le coude gauche a traversé la poitrine de part en part et percé le cœur de Madame Baderot. Sa mort a dû être instantanée.
A 18 heures, la patrouille envoyée par le colonel Faivre d’Arcier a rapporté un chargeur contenant 15 cartouches, une cravate, et constaté que près d’un tronc d’arbre, à 150 m sur le sentier à l’ouest de la grande tranchée, le tirailleur avait dû manger des œufs et une côtelette.
Dans le rapport du médecin auxiliaire Quelennec Félix Marie du 52e R.I.T., un plan de situation des lieux de l’accident est joint :


Le 4 août 1917, vers 9h30, le soldat Maurisseau, du 33e R.I.C., est victime d’un tir ainsi que le rapporte le sous-lieutenant Vergnaud commandant la 20e Cie de cette unité :

Le sous-lieutenant Vergnaud, commandant la compagnie, a l’honneur de rendre compte que le soldat Maurisseau de son unité, rentrant des travaux de Badonvillers avec un détachement d’une vingtaine d’hommes, a été blessé à la cuisse par balle, sur la route de Neufmaisons à Bertrichamps vers 9h30 du matin.
D’après les renseignements fournis par les soldats Paoli et Bianucci, la blessure de ce soldat proviendrait d’un tirailleur sénégalais caché dans le bois, et qui aurait tiré avec un fusil mitrailleur, un chargeur, sur le détachement précité.
Les deux témoins affirment avoir vu le tirailleur sénégalais disparaître dans l’épaisseur du bois ; il était vêtu de kaki et nue-tête.
Au moment où l’accident s’est produit, une patrouille de recherche était environ à 150m en avant du détachement. 

A 9h45, c’est le soldat Deshayes du 53e R.I.C. qui est atteint par des tirs, comme le rapporte le compte-rendu du soldat Bert en date du 4 août 1917 :

Rentrant de permission le 4 août 1917 au matin, je rejoignais ma compagnie à Vacqueville venant de Bertrichamps, accompagné du soldat Deshayes Fernand rentrant de congé de convalescence et qui rejoignait également la 12e Cie.
A 9h45 et environ à 1400 m avant d’arriver à Venay, nous avons essuyé des coups de feu et nous retournant, nous vîmes un sénégalais embusqué dans le fossé à droite de la route et muni d’un fusil mitrailleur. Le noir déchargea dans notre direction un chargeur complet et mon camarade Deshayes fut blessé d’une balle au pied. Tombé dans le fossé gauche de la route, je le ramassai et le conduisis en dehors du bois où je lui fis un pansement sommaire. J’ai ensuite fait prévenir l’infirmerie de Venay et des infirmiers sont venus le chercher avec un brancard. 

Dans la nuit du 4 au 5 août 1917, le tirailleur Konan Bo est fait prisonnier comme l’indique le compte-rendu du 9 août 1917 par le sergent Serin chef de poste à Baccarat :


Dans la nuit du 4 au 5 août à 0 heure le tirailleur "Colombeau" de la 2e Cie du 69e Bataillon Sénégalais qui était parti de sa Cie en emportant son fusil-mitrailleur, me fut amené par le caporal indigène de garde. Je l’ai gardé au poste et fait conduire à la caserne ce matin.
Aux armées le 5 août 1917 

L’instruction : 

A partir de ce moment, le Commissaire-rapporteur du Conseil de Guerre de la 10e Division d’Infanterie Coloniale, le lieutenant De Montvalon instruit le dossier et auditionne l’accusé et les témoins des faits, assisté du caporal Roland, greffier auprès du Conseil de Guerre siégeant à Baccarat.
Le 8 août 1917, à 9h, il reçoit les dépositions d’Albert et Maurice Marchal (père et fils), témoins de l’accident. A 15h, il reçoit M. Baderot François, époux, et Jeanne Baderot, fille ayant assisté à l’incident qui a coûté la vie à leur femme et mère, Mme Baderot Marie Hortense.
A 17h M. Mengy René, lieutenant au 68e B.T.S., commandant la Cie à laquelle le tirailleur Konan Bo fait partie est auditionné. A 18h, c’est au tour de l’adjudant Dardenne de cette même compagnie.
Le 9 août, à 9 heures, le tirailleur Konan Bo est écroué à la prison du Quartier Général de la 10e (D.I.C.)


Ce même 9 août à 10 heures, le soldat Maurisseau est entendu par le commissaire rapporteur qui reçoit le soldat Deshayes à 12h. Ces 2 soldats ont été blessés lors de la journée du 4 août.
A 16 heures, l’accusé Konan Bo est auditionné.

Dans la journée du 10 août, les témoins Paoli et Bianucci [incident lié au soldat Maurisseau] sont entendus à 8h40 et 8h50. Le témoin Bert [incident lié au soldat Deshayes] est entendu à 9h15. Le sergent Serin clôt les auditions à 9h30.

L’audition des témoins et protagonistes étant terminée, le Commissaire-rapporteur rédige son compte-rendu qui est transmis le 11 août au Général Commandant la 10e D.I.C.

Le 12 août 1917, le Colonel commandant par intérim la 10e D.I.C. ordonne la mise en jugement du prévenu Konan Bo pour motifs d’assassinat et tentative d’assassinat.

Il convoque un Conseil de Guerre pour la date du 14 août à 7 heures.


Le soldat Konan Bo : 

Le tirailleur de 1ère Classe Konan Bo est originaire de Côte d’Ivoire. Il est né en 1887 à Afotobo, canton de Bouaké. Il est le fils de Ababa et de Amena, domiciliés à Afotobo. Il déclare la profession de cultivateur. Il est marié, a 2 enfants.
En 1907, à l’âge de 20 ans, il s’engage à Grand Lahou (ouest d’Abidjan) pour une durée de 4 ans. Il est rattaché à diverses unités de tirailleurs et est affecté au Sénégal, au Maroc et en Côte d’Ivoire.
Il se retire à Grand Lahou, à la fin de son engagement, le 31 août 1911. Dès le 14 décembre de cette même année, il contracte un nouvel engagement de 3 ans.
Lors du conflit, il passe successivement aux 6e, 56e et 58e R.I.C. Le 23 mars 1916, il passe au 68e B.T.S., à la 2e Cie, sous le matricule 2762.
Il est titulaire d’une citation à l’Ordre du Corps d’Armée en 1916 et suite aux journées d’avril 1917 sur le Chemin des Dames, il obtient la citation suivante à l’ordre du régiment :
A l’Ordre du régiment n°417. Très bon tirailleur, comme au cours des opérations de la Somme, a fait preuve du plus grand courage pendant les journées des 16, 17 et 18 avril 1917.
Konan Bo est titulaire de la Croix de Guerre.

Le Conseil de Guerre : 

Le 14 août 1917, le Conseil de guerre de la 10e D.I.C. se réunit. Il est composé de 5 juges :

-Lieutenant-colonel Brusselet (37e R.I.T) Président
-Chef de Bataillon Damel (69e B.T.S.)
-Capitaine Guilhas (Commandant ma force publique de la 10e D.I.C.)
-Sous-lieutenant Clément (52e R.I.C.)
-Adjudant Abauzit (vaguemestre au Q.G. de la 10e D.I.C.)

Le lieutenant De Montvalon est commissaire du Gouvernement et le caporal Roland est greffier auprès du Conseil de guerre.

L’accusé est introduit dans la salle du Conseil de Guerre, il est assisté d’un défenseur désigné d’office, le soldat Passin de la section sanitaire automobile n°56. Comme le prévoit l’article 332 du code d’instruction criminelle, le sergent Bouka Yao assiste à la séance comme interprète. Il lui est demandé de se présenter.


Il est ensuite interrogé, il maintient sa déposition effectuée lors de l’information.
D – Pourquoi avez-vous emporté votre fusil-mitrailleur ?
R – Parce qu’on voulait me tuer
D – Quelle était la position de la femme par rapport à vous ?
R – Il y avait du brouillard, j’étais caché dans le feuillage. Je ne l’ai pas bien vue. J’ai entendu des pas ; j’ai cru que c’étaient des soldats qui venaient m’arrêter.
D – Pourquoi, le lendemain, avez-vous tiré par derrière sur des soldats ?
R- Voyant des soldats en armes, j’ai cru qu’ils venaient m’arrêter car ils s’étaient retournés et m’avaient vu au moment où j’étais allé boire de l’eau : c’est pourquoi j’ai tiré sur eux.
D – Pourquoi avez-vous tiré sur un deuxième groupe de soldats ?
R – Je n’ai pas tiré sur eux 

Le lieutenant Menguy (Chef de compagnie du prévenu) est ensuite interrogé :

Le témoin : Le 1er août, Konan Bo ayant fait une absence irrégulière à Baccarat, avait été arrêté et ramené à sa compagnie le 2 août. Je voulais le faire venir pour lui signifier une punition. Il refusa et s’armant de son fusil-mitrailleur, s’opposa à toute tentative de contrainte. Il m’a même mis en joue. En présence de son état d’excitation et étant donné que c’est un très bon tirailleur, je n’ai pas voulu le contraindre à l’obéissance sans en avoir référé au commandant de bataillon. Le Commandant estima préférable d’attendre que Konan Bo soit calme. Aussi se borna-t-on à le faire surveiller par des tirailleurs, sur sa promesse qu’il ne bougerait pas. Il partit néanmoins et deux patrouilles lancées à sa poursuite ne réussirent pas à le rejoindre
L’accusé : Le lieutenant m’a menacé de me faire tuer
Le témoin : C’est faux 

L’adjudant Dardenne est ensuite appelé à témoigner :

Le témoin : Le 2 août 1917, Konan Bo ne voulant pas aller en prison, comme je le connais depuis longtemps, je cherchai à lui faire entendre raison. Mais il m’arrêta en me menaçant, si j’avançais, de son fusil-mitrailleur ; J’essayai de parlementer avec lui. Ayant reçu l’ordre de le laisser tranquille, je suis parti. 

Vient le tour de d’interroger les victimes, commençant par Marchand Albert (père) :

Le témoin : Je revenais de Bertichamps, avec Mme Baderot, sa fille et mon fils. Je marchais le dernier, à une certaine distance en arrière. Nous étions sur un sentier du bois, nous dirigeant vers Neufmaisons. Tout à coup, j’ai entendu des cris de frayeur suivis de détonations, d’abord deux puis trois ; je me suis instinctivement jeté sur la droite et blotti derrière un tas de bois pour me mettre à l’abri. Quand je suis sorti de ma cachette, j’ai vu un homme qui s’enfuyait dans le taillis : il m’a semblé qu’il était en bras de chemise ; je n’ai pas pu distinguer si c’était un noir ou un européen. Les coups de fusil ont été tirés derrière Mme Baderot et en avant de moi.

Konan Bo : Je n’ai pas vu le témoin, quand la femme est tombée, je n’ai vu que les petits. 

Vient ensuite l’audition de Marcel Marchand (fils du témoin précédent)

Le témoin : Nous revenions de Bertichamps, je marchais à 20 mètres environ en avant de Mme Baderot ; derrière elle à une certaine distance venait mon père. J’ai entendu Mme Baderot crier : au secours, puis deux coups de feu ont retenti. Je me suis retourné et j’ai vu Mme Baderot courir. Je me suis sauvé et j’ai entendu trois coups de fusil ; Les coups de fusil étaient tirés derrière Mme Baderot.
J’ai vu l’homme courir dans le sentier derrière Mme Baderot ; il était à deux ou trois mètres d’elle, je ne sais si c’était un noir ou un européen. Il pleuvait.

Sur une question du défenseur : J’ai vu partir les deux premiers coups de feu ; je n’ai pas vu tomber Mme Baderot 

D – à l’accusé : A quelle distance étiez-vous de Mme Baderot ?
R de l’accusé : Comme d’ici au poste de police.
Marchal Albert rappelé à la barre : J’étais de 30 à 40 mètres en arrière de Mme Baderot : les coups de fusil ont été tirés entre moi et Mme Baderot 

Jeanne Baderot, fille de Mme Baderot témoigne ensuite :

Je marchais devant ma mère ; Marcel marchait devant moi à une petite distance. Maman a crié : je me suis retourné J’ai vu un sénégalais qui courait derrière elle, il était loin comme d’ici à la fenêtre. Je me suis sauvée. Quand j’ai entendu les coups de fusil, je me suis retournée, j’ai vu le parapluie de maman qui tombait. Puis je suis allée au village indien. 

Vient le tour de la déposition du soldat Paoli Paul puis du soldat Biannucci:

Nous allions en détachement de Badonviller à Bertichamps rentrant des travaux ; On a tiré sur nous du bois avec un fusil-mitrailleur. Nous avons vu alors un sénégalais derrière nous et à gauche. Nous avions nos fusils sans cartouches. Mon camarade Maurisseau a été blessé. Le sénégalais a tiré quand nous étions passés.
Nous allions de Badonviller à Bertichamps. En passant à Neufmaisons, des habitants nous avaient prévenus de la présence dans les bois d’un sénégalais qui avait tué une femme. Passé le village indien, à deux kilomètres environ de Bertichamps, on tira sur nous avec un fusil-mitrailleur. J’aperçus à la lisière du bois un homme en kaki. Nous étions passés quand il a tiré. Maurisseau a été blessé. 

Le soldat Bert est le témoin suivant :

Nous allions de Bertichamps à Vacqueville, mon camarade Deshayes et moi. 1400 mètres environ avant d’arriver à Veney, deux coups de feu ont été tirés sur nous. Mon camarade a été blessé. Il a tiré sur nous toutes les cartouches d’un chargeur ; il a tiré sur nous en arrière et à droite. Nous étions passés quand il a tiré. C’était un nègre, mais je ne pourrais le reconnaitre. 

Vient ensuite le temps du réquisitoire et de la plaidoirie.


Après audition du prévenu, de la défense et des témoins, il est fait état de la réquisition par le Commissaire-rapporteur de la culpabilité de Konan Bo.


L’audience prend fin et le jury délibère et se pose quatre questions ; il se doit de donner réponse :

1 – Le soldat Konan Bo du 68e Bataillon de Tirailleurs Sénégalais est-il coupable d’avoir le 3 août 1917 sur le territoire de la commune de Neufmaisons volontairement donné la mort à la dame Deveney Marie Hortense épouse Baderot François ?
2 – A-t-il agi avec préméditation ?
3 – A-t-il agi avec guet-apens ?
4 – Est-il coupable d’avoir le 4 août 1917, au même lieu, volontairement tenté de donner la mort au soldat Maurisseau du 33e Régiment Colonial laquelle tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’a été suspendue ou n’a manqué son effet par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur ?
5 – A-t-il agi avec préméditation ?
6 - A-t-il agi avec guet-apens ?
7 - Est-il coupable d’avoir aux mêmes dates et lieu, volontairement tenté de donner la mort au soldat Deshayes Fernand du 53e Régiment Colonial laquelle tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’a été suspendue ou n’a manqué son effet par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur.
8 – A-t-il agi avec préméditation ?
9 - A-t-il agi avec guet-apens ? 

Suite à délibération le jury déclare:

Sur la 1ère question, à l’unanimité oui
Sur la 2e question, à l’unanimité oui
Sur la 3e question, à l’unanimité oui
Sur la 4e question, à l’unanimité oui
Sur la 5e question, à l’unanimité oui
Sur la 6e question, à l’unanimité oui
Sur la 7e question, à l’unanimité oui
Sur la 8e question, à l’unanimité oui
Sur la 9e question, à l’unanimité oui
  

En conformité avec la loi, le tribunal « Enjoint au Commissaire du Gouvernement de faire donner immédiatement en sa présence lecture du présent jugement au condamné devant la garde rassemblée sous les armes, de l’avertir que la loi lui accorde un délai de vingt-quatre heures pour se pourvoir en révision »

Le soldat Konan Bo ne s'est pas pourvu en révision.

Le recours en Grâce : 

Un recours en grâce est envoyé auprès de la Présidence de la République et des services de l’Etat.

Ce recours en grâce est transmis le 31 août 1917 au ministère de la Justice (Direction des Affaires Criminelles et des Grâces – 2e Bureau) par le sous-secrétaire d’état de l’administration générale de la Guerre, qui a l’intention d’émettre un avis défavorable et de demander que la Justice suive son cours.


En réponse, le 7 septembre, le directeur des Affaires Criminelles et des Grâces n’émet aucune objection à formuler à l’encontre de la mesure proposée par la « guerre » et demande à être informé de la suite de l’affaire.


Le 12 septembre, le Ministère de la Justice est averti de la décision prise par le Ministère de la Guerre et la Présidence de la République.


Dans le dossier conservé par les Archives Nationales, provenant du Ministère de la Justice, un note accompagne ces écrits et nous éclaire sur la prise de décision :


Ne s’est pas pourvu en révision.
Irrité d’une punition encourue pour absence illégale du cantonnement avec sang-froid dans un bois voisin, le 2 août.
Une femme accompagnée d’autres civils étant venue à passer il tira sur elle et la tua d’une balle dans la région du cœur.
Le lendemain, il blessa un militaire qui traversait le bois avec un détachement.
Le même jour, il tira aussi des coups de feu sur deux soldats retour de permission en atteignant un au pied.
S’est défendu en alléguant qu’il avait tiré, croyant être poursuivi par une patrouille et qu’il ne voulait pas tuer une femme.
Le condamné compte 10 ans de bons services, au Sénégal, au Maroc, à la Côte d’Ivoire, aux Dardanelles, à la Somme, dans l’Aisne.
Titulaire de deux citations (Corps d’Armée en 16, Régiment en 17).
Excellents renseignements.
Culpabilité et peine capitale prononcée à l’unanimité (2). Il est permis de se demander toutefois si les faits ne constituent seulement que le crime de meurtre et tentative.
Recours en grâce signé par deux juges.
Néanmoins estimant qu’il est nécessaire de faire un exemple pour rassurer l’opinion publique, les autres hiérarchiques se montrent impitoyables.
Bien que récemment un Sénégalais n’ait été condamné qu’à 20 ans de T.P. pour avoir dans des circonstances analogues tué un sergent européen et blessé trois militaires, la « Guerre » se rallie à l’avis des autres hiérarchiques. Et à l’intention de laisser la justice suivre son cours (3)
Cette note est rédigée le 1er septembre, contresignée les 3 et 6 du mois et expédiée le 7 septembre 1917. 


Dans le Journal de Marche du 68e B.T.S., il est à noter la mention de 2 incidents liés à des tirailleurs se retournant contre leur hiérarchie « européenne », mais a priori trop éloignés dans le calendrier pour le cas cité en référence dans la note ci-dessus (1 mort et 3 blessés).

Le 17 juin 1916 :


Le 21 août 1916 :


Il n’a pas été trouvé d’autres mentions d’incidents au sein de l’unité dans le Journal de Marche et Opérations du 68e B.T.S. avant la date du 3 août 1917.

L’exécution de la peine : 

L’exécution a lieu le 12 septembre 1917 à 5 heures 30, elle se tint au champ de tir de Neuviller sur Moselle (54).


Une erreur de dénomination du lieu de l’exécution est constatable sur la fiche « Mémoires des Hommes ».


Conclusion :

Il faut se souvenir que parmi les dossiers des Conseils de Guerre, les meurtres ou assassinats sont nombreux. Dans ce cas, on remarque la non-utilisation du témoignage du sergent Serin qui démontre que Konan Bo s’est rendu sans violence et de son plein gré au poste de garde à Baccarat, conformément à ce qu’il déclare dans sa déposition (crainte du lieutenant Menguy).
Le lieutenant Menguy arrive au Bataillon le 5 mai, faut-il y voir une cause de la défiance de Konan Bo vis-à-vis de son chef qui a peut-être besoin d’en imposer ?
Il faut remarquer que le lieutenant Menguy n'a pas voulu forcer l'obéissance de Konan Bo comme l'article 121 du règlement sur le service en campagne l'autorisait dans ce cas précis.
(1) Terme utilisé dans le Journal de Marche SHD 26 N 871/26
(2) (3) Note rédacteur : Souligné en rouge sur le document originel 

La peur cause d’un abandon de poste ? 

     Depuis le début janvier 1917, le 356e RI occupait un secteur dans la forêt de Parroy au nord-est de Lunéville. Le temps s’écoulait entre corvées, relèves et coups de main. Le 6 février, les allemands tentaient un coup de main mais ils étaient repoussés ; un mois plus tard, c’est au tour du régiment de faire un coup de main qui ramenait 14 prisonniers. Pour cette période, les pertes mentionnées sont relativement légères, le JMO indique que 9 soldats décédés du 6 février au 29 mars, ont été enterrés. Le 9 mai, le régiment était transféré pour instruction au camp de Saffais. Le 20 juin, il embarquait à destination de Verdun dans le secteur d’Esnes sur les pentes de la cote 304. Les 28 et 29 juin, les allemands attaquaient sur la cote 304, les pertes pour ces 2 jours étaient sévères : 38 tués, 238 disparus et 122 blessés.

La 21e compagnie relevait le 16 juillet vers 2h00 du matin, une compagnie du 272e RI dans le secteur du Peigne au sud-ouest de la cote 304. La section du soldat Gravey était en 1ère ligne. Ordre avait été donné d’évacuer la 1ère ligne ce qui fut fait à 3h15. La section du soldat Gravey se rendit à l’abri n°18 dans le boyau des Zouaves. A 21h30, la section de Gravey remontait en ligne sans lui. La 21e compagnie restera en ligne jusqu’à la relève le 20. Ayant appris la relève, Gravey indiqua qu’il a essayé de rejoindre le régiment en empruntant des camions qui transportaient le 346e RI. L’adjudant Galharret retrouva Gravey endormi dans un fossé à Mesnil-la-Horgne où la 21e compagnie s’était rassemblée.

Devant ces faits, le capitaine Conne, commandant la 21e compagnie, demanda la traduction de Gravey devant le Conseil de Guerre pour abandon de poste en présence de l’ennemi.

Le lieutenant-colonel De Fajole commandant le 356e Ri délégua comme officier de police judiciaire le lieutenant Nourissat assisté du sergent-major France comme greffier. Le 25 juillet, le lieutenant Nourissat interrogea Gravey :


Interrogatoire du soldat Dominez :


Gravey indiqua qu’il ne pouvait remonter en ligne à cause d’une douleur à sa jambe.

Si le relevé des punitions de Gravey indique 84 jours de prison dont une punition de 15 jours de prison pour être resté caché dans un abri lors d’une alerte au Bois le Prêtre, ce dernier n’a aucun casier judicaire.

Suite à l’enquête du lieutenant Nourissat, le lieutenant-colonel De Fajole adressa au général commandant la 73e DI une plainte afin qu’il soit informé contre le soldat Gravey.


Le 30 juillet, au vu des pièces du dossier, le général Lebocq commandant la 73e DI, a demandé qu’il soit informé contre le soldat pour abandon de poste en présence de l’ennemi.

Le 7 août, le capitaine Guillaume, commissaire-rapporteur, interrogea les soldats Ledey, Dominez, Galharret, Lamblinet et le soldat Gravey inculpé dans cette affaire.

Comparution du soldat Dominez :


Comparution de l’adjudant Galharret qui a été le chef de section de Gravey depuis 2 ans :


Comparution de Gravey qui justifie son absence par l’état de son fusil :


Suite à ces interrogatoires, les conclusions du commissaire-rapporteur tendent à ce que le susnommé soit mis en jugement sous l’inculpation d’avoir le 16 juillet, en campagne, secteur de Verdun, sous-secteur du Peigne, abandonné son poste en présence de l’ennemi. Les témoins assignés étaient : l’adjudant Galharret, les soldats, Lamblin, Ledey, Dominez. Le défenseur désigné d’office était le maréchal des logis Bordas du 239e RA.

Le Conseil de Guerre de la 73e DI s’était réuni le 20 août. Parmi les notes d’audience assez conséquentes, on peut lire :

-les déclarations de Gravey :


-les déclarations de l’adjudant Galharret passé entre temps sous-lieutenant :


-les déclarations du soldat Ledey :


Durant l’audience et pendant les interrogatoires, Gravey s’était plaint de sa jambe mais le sous-lieutenant Galharret qui a été son chef de section pendant 2 ans, a indiqué qu’il ne s’était jamais plaint de sa jambe.

A l’issue des débats, le soldat Gravey a été condamné à la peine de mort pour abandon de poste en présence de l’ennemi en application de l’article 213 § 1 du code de Justice Militaire. Le jour même, Gravey s’était pourvu en révision, mais le 24 août, le Conseil de révision de la 7e Armée, au Nom du Peuple Français, a rejeté à l’unanimité le pourvoi formé.

Dans cette affaire, les juges considérant que l’effet moral qu’on devait attendre, a été produit par le prononcé de la peine et considérant les antécédents d’âge et l’attitude du condamné, ont estimé qu’il y a lieu de recommander ledit « Gravey » à la clémence du Président de la République pour une commutation de peine. Les juges continuent à formuler ces demandes mais comme le décret présidentiel du 13 juillet le prévoit, les recours en grâce étaient automatiquement adressés au Ministère de la Justice.

Après avis de la direction des affaires criminelles et des grâces et sur proposition de la « guerre », le sous-secrétaire d’état, par un courrier du 4 novembre, a commué la peine de mort requise contre Gravey en 16 ans de prison.

Dans cette affaire, les notes d’audience font apparaître la vraie cause de la défection de Gravey : la peur. Détenu à la maison d’arrêt d’Annecy, Gravey a bénéficié d’une décision ministérielle de remise du restant de sa peine le 3 février 1922. Le 7 février 1922, il était dirigé sur le 30e RI pour y être démobilisé.

9- Cohorte de Septembre : 47 condamnés à mort, 7 exécutés, 39 commutations de peine, 1 jugement annulé pour vice de forme par les conseils de révision d’armée sur les 25 examinés. 

     On dénombre 47 condamnés à mort. Sur 25 qui s’étaient pourvus en révision, 1 seul a eu son jugement annulé par le Conseil de révision. Pour les 46 restants dont le sort a été soumis à la décision du Président de la République, celui-ci a accordé une commutation à 39 d’entre-deux. Au final, 7 soldats de la cohorte ont été exécutés.

Le Prisme a déjà traité d’un cas survenu au cours de ce mois, il s’agit de celui du soldat Rebet qui est passé 3 fois devant le Conseil de Guerre de la 15e DI pendant le conflit.

Le recours en grâce d’un récidiviste refusé par le Président de la République

     Il est pour habitude dans ces textes individuels de présenter l’unité du soldat et son parcours en amont des faits. Dans le cas d’Alfred Janin, la période au 30e Régiment d’Infanterie (R.I.) fut très courte, car moins de 2 mois après son arrivée, il fut porté déserteur. Un deuxième point original est que si la date du Conseil de Guerre est bien de septembre 1917, les premiers faits reprochés datent de 1916.

Le 30e R.I., en 1914, est un régiment issu de la XIVe Région Militaire et réparti sur 4 garnisons (2 bataillons à Annecy, 1 à Thonon, 1 à Rumilly et 1 compagnie à Montmélian). Le régiment fait partie de la 28e Division d’Infanterie d’août 1914 à novembre 1918. Il combat tout d’abord dans les Vosges, puis dans la Somme. En septembre 1915, il participe à la bataille de Champagne. Du 2 au 15 avril 1916, il participe à la bataille de Verdun vers Chatillon-sous-les-Cotes, puis est réengagé dans cette bataille de Verdun vers Thiaumont et les carrières d’Haudromont (avril-mai 1916). Vient ensuite une période de repos pendant laquelle arrive un renfort incluant Alfred Janin (le 23 mai 1916). Le 5 juin, l’unité est réengagée dans le secteur de Chatillon-sous-les-Cotes.

Les faits : 

Pour comprendre les faits, dans le dossier de justice militaire conservé sous la cote SHD 11 J 1114, il est nécessaire de se reporter aux notes d’information de divers témoins, aux rapports établis par sa hiérarchie directe ou dans le cadre de la procédure :


Objet : Plainte en conseil de guerre

Le 12 juillet 1916, la 6ème compagnie était bivouaquée au camp de la Béthole (Verdun), à l’appel du soir le soldat Janin Alfred était porté manquant. Des recherches ayant été ordonnées à la Prévôté, Janin était arrêté le 26 février 1917 à Saint Marcel Bel Accueil (Isère).
En prévention de Conseil de Guerre, Janin était amené le 3 mars, au bureau du Colonel, commandant le 30ème Régiment d’Infanterie à la Boissière (Somme). Là, on lui indiqua de se rendre à Fignières, cantonnement de la 6ème compagnie. Le soldat Janin, au lieu de rejoindre sa compagnie, se dirige sur Creil où il arrive le 4 mars au soir et prend un train de marchandises pour Paris. Arrivé à la gare du Nord, le 5 mars, Janin traverse Paris, prend à la gare de Lyon un train de voyageur et débarque à Lyon le 6 mars.
Du 6 mars au 6 juillet, Janin séjourne à Lyon, travaille comme boulanger dans plusieurs maisons, où il se fait passer comme convalescent, il reste d’ailleurs peu de temps, un ou deux mois maximum, dans chaque maison, pour ne pas éveiller de soupçons. Le 7 juillet, le soldat Janin est arrêté et conduit à la prison militaire.
Le 12 juillet, il est dirigé par la Prévôté, sur la 28e D.I. et il rejoint le 30e, le 23 juillet.
Janin lors de sa première désertion était à la 6e compagnie, ce soldat s’est montré peu discipliné, servant avec peu de zèle, se faisant souvent porter malade, caractère peu ouvert.
La faute commise par le soldat Janin tombant sous le coup des articles 231-232 du Code de Justice militaire, je demande la traduction de ce soldat devant le Conseil de Guerre. 

Le rapport du Commissaire-rapporteur, daté du 25 août 1917, nous en apprend un peu plus, notamment sur la première période de désertion du soldat Janin :


Le 12 juillet 1916, la 6e Cie du 30ème Régiment, bivouaquée au camp de la Béholle (Meuse) devait le soir de ce jour relever une compagnie en première ligne aux tranchée d’Eix.
Le soldat Janin Alfred de cette unité ne l’ignorait pas et de son propre aveu, sous le prétexte qu’il est atteint au moment du danger de tremblements nerveux qu’il ne peut réussir à maitriser, il quittait son unité à 6 heures et se rendait à Dugny. Il y séjournait environ quatre mois, vendant le matin des journaux aux troupes de passage et le soir, louant ses services à divers agriculteurs du pays. Il leur faisait croire qu’appartenant à une unité qui se trouvait dans les environs en période de repos, il avait l’autorisation de ses chefs de s’employer aux travaux des champs.
Le 15 novembre 1916, l’inculpé se glissait dans un train de permissionnaires, quittait Dugny et se rendait sans encombres à Lyon. Il y gagnait en travaillant de son métier de boulanger. Il travaillait successivement chez une dizaine de patrons pour ne pas éveiller leurs soupçons.
Janin quittait Lyon le 25 février 1917 avec l’intention de se rendre à Rumilly chez des parents. Le 26 février, il était arrêté par la gendarmerie dans les environs de Bourgoin. 

Nous avons donc ici le cas d’un soldat porté déserteur par 2 fois.

Une plainte est déposée le 25 juillet 1917 auprès du Général commandant le XIVe Corps d’Armée.


L’instruction :

Avant d’entamer l’analyse de l’instruction, il est intéressant de relater les recherches et l’arrestation de Janin.
Déserteur pour la première fois à compter du 12 juillet 1916 au 26 février 1917 et la deuxième fois à compter du 4 mars au 7 juillet 1917, le dossier de justice militaire permet l’accès aux procès-verbaux de police ou de gendarmerie.
Le 10 aout 1916, les gendarmes Odet et Vivier de la brigade de Lyon (Rhône) interrogent deux femmes résidentes du cours Lafayette à Lyon sur le logement de Janin dans ce secteur. Les recherches n’aboutissent pas.

1ère désertion :
Le 26 février 1917, les gendarmes Liatard et Cholet de la brigade de Bourgoin (Isère) rendent compte de l’arrestation de Janin :
« Etant en tournée, nous avons rencontré dans la commune de Saint-Marcel-Bel-Accueil, un soldat portant sur sa capote un écusson du 30ème R.I. Lui ayant demandé sa permission, il nous a répondu l’avoir laissée à son domicile à Saint-Chez. Lui ayant en outre posé diverses questions, il a fini par nous avouer qu’il était déserteur du front depuis 7 mois ».
Il est à noter que le 27 février 1917, les gendarmes Liatard et Cholet transmettent au Conseil de Guerre de la 28e D.I. dont dépend le 30e R.I. en vertu de la procédure judiciaire, une demande de versement de la prime de capture d’un déserteur.


Ce point mérite une explication :
L’arrestation d’un déserteur donne droit à une prime de capture de 25 Francs. Afin d’avoir une synthèse des textes en vigueur sur ce sujet, on pourra lire l’article « Désertion » dans le « Dictionnaire des connaissances générales utiles à la gendarmerie. Revu, corrigé et complètement mis à jour par un comité de jurisconsultes. » du Général AMADE et Colonel CORSIN (20e éd., Éd. Henri Charles-Lavauzelle, Paris, 1915, 920 p. et disponible sur le site Gallica http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57242539/f283..zoom )

On retiendra :

Prime d’arrestation. L’arrestation par la gendarmerie des déserteurs des troupes de terre et de mer donne droit à une gratification de 25 Francs, payable sur les fonds du ministère de la guerre ou de celui de la marine, suivant qu’ils appartiennent à l’un ou à l’autre de ces ministères (Décret du 5 décembre 1902, art. 182) Les délais nécessaires pour assurer les droits des capteurs sont déterminés par les articles 231, 232, 233, 234 et 235 du Code militaire, modifié par la loi du 18 mai 1875.
La gratification n’est acquise que si les individus arrêtés se trouvent réellement en état de désertion. Elle n’est pas due lorsque les délinquants se constituent volontairement prisonniers ou sont arrêtés pour une autre cause que l’insoumission ou la désertion (Décret du 12 avril 1914).
Lorsqu’il y a réclamation de prime et droit à cette prime, le commandant de la brigade adresse au commissaire du gouvernement, par la voie hiérarchique, un avis de l’arrestation portant mention de la réclamation de la prime de capture faite par les capteurs, gendarmes ou autres, afin que le montant en soit inscrit au relevé des frais susceptibles d’être mis à la charge de l’intéressé, en cas de condamnation (Décret du 20 mai 1903, art. 228.
Les fonctionnaires de l’intendance chargés de s’assurer que les droits à la prime sont bien justifiés, doivent exiger que le procès-verbal d’arrestation soit revêtu du visa du rapporteur du conseil de guerre auquel a été déféré l’individu arrêté, ou, lorsqu’il y eu refus d’informer, du chef d’état-major du corps d’armée où il a été conduit (Art. 48 de l’instruction du 12 août 1896).
Les primes doivent être réclamées, sous peine de déchéance, dans le délai d’un an, à partir du premier jour du trimestre dans lequel les arrestations ont été opérées (Décret du 5 décembre 1902, art. 187). 

2ème désertion :

Le 6 juillet 1917, un procès-verbal d’arrestation est établi par la brigade cycliste des gardiens de la paix de la préfecture du Rhône. Le sous-brigadier Perrin, les gardiens de la paix Thibault, Prévieux et Chouzy rendent ainsi compte de l’arrestation de Janin :
« Agissant en vertu d’instruction à nous transmises par notre lieutenant à l’effet de rechercher et d’arrêter le soldat Janin Alfred, 31 ans, boulanger, déserteur du 30e régiment d’infanterie aux armées, nous nous sommes mis spécialement à sa recherche et l’ayant rencontré rue de Sèze, nous l’avons appréhendé et conduit à notre poste et l’avons interrogé … »

Le 10 juillet 1917, le prisonnier Janin est conduit de Lyon à la prison militaire de Paris (Bicêtre)

Le 16 juillet 1917, un ordre de conduite émis par la compagnie de la Seine de la Légion de gendarmerie de Paris, ordonne la conduite du prisonnier Janin de la prison de Bicêtre à la gare régulatrice de Creil.

A la suite de cette deuxième arrestation, le 23 juillet 1917, le Capitaine Mounier, du 30ème R.I., est nommé officier de police judiciaire par son chef de bataillon et auditionne deux témoins issus de la 6ème compagnie. Il est assisté du sergent-fourrier Dumax aussi du 30ème R.I.

Les soldats Latard et Joubert sont auditionnés le 27 juillet, ainsi que Janin.

Le soldat Latard déclare :

« J’ai connu Janin depuis son arrivée à la Cie, c'est-à-dire à la fin de mai 1916, alors que le régiment était au repos à Longeville.
Quand le régiment eut rejoint le front devant Verdun, Janin vint avec nous aux tranchées pour une première période. Je ne remarquais rien de particulier dans son attitude. Le 12 juillet, la Cie devait remonter le soir aux tranchées, Janin s’était fait porter malade le matin. [Ce passage est annoté inexact sur le rapport] Malgré cela, il partit pour Dugny, sous prétexte d’acheter du vin, sans demander aucune autorisation. Depuis il n’a pas reparu à la Cie. Je l’ai revu simplement au passage quand il fut ramené par la Prévôté. Janin était d’un caractère renfermé, parlant très peu ; mais il n’avait pas mauvaise volonté étant toujours prêt au contraire à aller en service. »

Le soldat Joubert déclare :

« J’étais de l’escouade du soldat Janin. Il était arrivé à la Cie vers la fin du mois de mai. Quand le régiment remonta au secteur de Verdun, Janin vint avec nous et pris part à plusieurs relèves. Le 12 juillet, la Cie devait aller au secteur le soir, Janin se fit porter malade le matin et fut reconnu. [Ce passage est annoté inexact sur le rapport] Pendant la journée, il disparut emportant un certain nombre de bidons vides. Depuis, je ne l’ai revu que lors de son passage à Fignières, quand la prévôté le ramena à la Boissière. Janin était un camarade très dévoué, toujours prêt à aller en corvée. Il n’avait pas l’air triste quoique peu bavard ».

Suite à la plainte déposée, le sous-lieutenant Dormand est nommé commissaire rapporteur du Conseil de Guerre de la 28e Division d’Infanterie et il est assisté du sergent Charles Rougé, greffier auprès du Conseil de Guerre siégeant à Attichy.

Le 1er août 1917, un télégramme est envoyé au ministère de la justice pour avoir accès au casier judiciaire du soldat Janin.
Le 13 août 1917, une audition de Janin est effectuée par le commissaire rapporteur ; il est rappelé que le soldat Janin fut condamné à trois mois de prison en temps de paix. Cette peine est confirmée par une note (SHD 11 J 1114 page 16) qui signale une peine de trois mois de prison en date du 12 mai 1905 par le conseil de guerre de la 15ème Région pour désertion à l’intérieur en temps de paix.

Le rapporteur s’assure de l’identité du prévenu ; il lui notifie les faits retenus contre lui :
1°) Abandon de poste en présence de l’ennemi le 12 juillet 1916,
2°) Désertion à l’intérieur en temps de guerre du 12 juillet 1916 au 26 février 1917 ,
3°) Désertion à l’intérieur en temps de guerre du 3 mars au 6 juillet 1917,

Le soldat Janin est ensuite amené à s’exprimer :

« Je reconnais les faits qui me sont reprochés et je ne les regrette pas, c’est que je suis dans l’impossibilité physique de faire mon métier de soldat aux tranchées.
Je ne demande qu’à me rendre utile mais je le répète je suis atteint de maladie nerveuse qui provoque chez moi des tremblements par tout le corps. Je demande à être examiné par un médecin.
Le 12 juillet 1916, la 6e Cie du 30 à laquelle j’appartiens avait reçu l’ordre de monter en ligne le soir même. Je ne l’ignorais pas {souligné en rouge dans le rapport] toutefois je me décidai brusquement à partir à cause de l’infirmité dont je souffre et que je viens de signaler »

Il explique ensuite son parcours lors de ses périodes de désertion.

Le 18 août 1917, le médecin aide-major de 1ère classe Audy, de l’ambulance 216, est commis pour examiner le soldat Janin.

Celui-ci examine le soldat Janin dès le 19 août et rédige son compte-rendu où il dresse son diagnostic médical :

-Les antécédents personnels et les antécédents héréditaires ne présentent rien d’intéressants.
-L’examen physique ne décèle aucune infirmité. Le cœur est normal. Janin est d’une constitution physique moyenne
-Examen mental : Cet homme est allé en classe jusqu’à 15 ans, il a une instruction suffisante. Il parait assez intelligent, s’exprime facilement et raisonne bien. Ses sentiments affectifs sont normaux Il ne présente aucun stigmate de dégénérescence.
-Il ne présente aucun symptôme de maladie nerveuse caractérisée. 

Conclusion :
1-Le soldat Janin Alfred jouit de la plénitude de ses facultés mentales
2-Sa responsabilité est entière 

Le 21 août 1917, le soldat Janin est de nouveau entendu par le commissaire rapporteur.

Après examen des cahiers de visite du 30e R.I., il est noté :

« De l’examen du cahier de visite du mois de juillet 1916, il résulte que le 1er juillet, le soldat Janin a été porté comme « exempts de travaux », sans d’ailleurs qu’aucun diagnostic y soit mentionné. Le nom de Janin en figure pas parmi ceux des malades le 11, ni le 12 juillet ». 

Lecture est ensuite faite du rapport du médecin aide-major de 1ère classe Audy. A la suite de cette lecture, il déclare : « Je n’ai rien à dire, ce n’est que lorsque je suis émotionné que je suis atteint de tremblements nerveux ».

Le 21 août 1917, le commissaire rapporteur entend le témoin Vellut Aimé, caporal à la 6e Cie du 30e R.I. et le confronte au prévenu. 

« Je suis le seul gradé qui subsiste de la 4ème section de la 6ème Cie, telle qu’elle était constituée au mois de juillet de l’année dernière.
Le soldat Janin n’appartenait pas à mon escouade, mais il était de la même section que moi. A une date que je ne pourrais préciser mais que je peux fixer dans le courant du mois de juillet 1916, alors que nous nous trouvions au camp de la Béholle, nous avons reçu l’ordre d’aller occuper les tranchées du village d’Eix.
J’ai su par la suite, car je connaissais Janin, que ce militaire avait déserté au moment d’aller occuper les tranchées, mais je le répète je suis dans l’impossibilité de dire à quelle date précise il a commis les faits qui lui sont reprochés.
Je connaissais Janin, comme les autres hommes de la section, mais comme il n’était pas sous mes ordres directs je ne puis fournir aucun renseignement sur sa façon de servir.
Il ne reste, je le répète, à l’heure actuelle plus aucun gradé de la section à laquelle appartenait Janin en juillet 1916. Sauf moi, ils ont tous été tués, blessés ou portés disparus ». 

La confrontation n’apporte rien de plus.

Le 25 août 1917, le commissaire rapporteur rédige son rapport et le conclut ainsi :


Le soldat Alfred Janin :

Le soldat Janin Alfred est natif de Plaimpalais (Suisse) le 28 octobre 1885. Au moment de sa conscription, avec la classe 1903, il est déclaré comme garçon boulanger. Il a un niveau d’instruction 3 (sait lire, écrire et compter).
Il s’engage en février 1903 à la mairie de Marseille pour le 111ème R.I de Nice. Il passe au 112e R.I. le 12 mai 1905.
Le 06/09/1906, il passe à la Cie de discipline de Briskra et à la section de transition le 01/03/1907, pour ensuite passer au 140e R.I. le 12 mars 1908.
Il est à noter que dans le dossier, la peine de trois mois de prison en date du 12 mai 1905 par le conseil de guerre de la 15ème Région pour désertion à l’intérieur en temps de paix, correspond à cette période.
Son certificat de bonne conduite lui a été refusé à sa libération de service.
Appelé à la mobilisation au sein du 99e R.I. (doute sur l’unité de mobilisation, la fiche matricule indiquant 359e et la fiche d’état de service indiquant le 99e), il est évacué le 28/12/1914 pour pieds gelés. En Avril 1915, il est affecté au 17e R.I. et évacué pour maladie le 13/08/1915. Il est alors affecté au 30e R.I. en mai 1916.
Il est comptabilisé en campagne du 4 août 1914 au 14 juillet 1916.

Le Conseil de Guerre :

Le 4 septembre 1917, le Conseil de guerre de la 28e D.I. se réunit. Il est composé de 5 juges :

-Mercier, lieutenant-colonel (54e R.A.) Président
-Nativelle, chef d’escadron adjoint au lieutenant-colonel Cdt le 99e R.I.
-Imbert, capitaine au 22e R.I.
-Vuachet, lieutenant au 30e R.I.
-Carel, adjudant au 30e R.I.
Le sous-lieutenant Dormand est commissaire du Gouvernement et le sergent Rangé est greffier auprès du Conseil de guerre.

L’accusé est introduit dans la salle du Conseil de guerre, il est assisté d’un défenseur désigné d’office par le commissaire rapporteur, le chef artificier Giafferi du 99e R.I. et avocat à Paris. Il lui est présenté les faits qui lui sont reprochés.
Il est demandé au prévenu de se présenter.
Les faits sont présentés par le président du conseil, le cahier de visite médicale de la 6e Cie du 30e R.I. est présenté aux membres du Conseil.

Le compte-rendu du commissaire rapporteur est porté à la connaissance de tous. L’accusé et son défenseur déclarent ne rien avoir à rajouter. Le prévenu est reconduit à son lieu de détention.

Le Conseil délibère à huis-clos et répond aux questions :

1°) Le soldat de 2e classe Janin Alfred de la 6e Cie du 30e R.I. est-il coupable d’avoir le 12 juillet 1916, en tout cas depuis un temps non prescrit, au camp de la Béholle (Meuse), abandonné son poste puis avoir quitté sa Cie qui était sur le point de monter aux tranchées ?
2°) Le dit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
3°) Le dit Janin est-il coupable de désertion à l’intérieur en temps de guerre pour s’être absenté sans autorisation de son corps, avoir bivouaqué au camp de la Béholle (Meuse) le 12 juillet 1916, date de l’absence constatée au 26 février 1917, date de son arrestation par la gendarmerie de Saint-Marcel-Bel-Accueil (Isère) ?
4°) Le dit Janin est-il coupable de désertion à l’intérieur en temps de guerre pour s’être absenté sans autorisation de son corps cantonné à la Boissière (Somme) du 3 mars 1917 date de l’absence constatée, en tout cas depuis un temps non prescrit au 6 juillet 1917 date de son arrestation par les gardiens de la paix à Paris ? (A noter une erreur de localisation, l’arrestation ayant eu lieu à Lyon)

Suite à délibération le jury déclare:

Sur la 1ère question, à l’unanimité oui
Sur la 2e question, à l’unanimité oui
Sur la 3e question, à l’unanimité oui
Sur la 4e question, à l’unanimité oui


S’en suit le rappel des articles du code de justice militaire :

Article 213 : Tout militaire qui abandonne son poste est puni :
-& 1 : de la peine de mort, si l’abandon a eu lieu en présence de l’ennemi ou de rebelles armés ;

Article 231 : Est considéré comme déserteur à l’intérieur :
-& 1 : Six jours après celui de l’absence constatée, tout sous-officier, caporal, brigadier ou soldat qui s’absente de son corps ou détachement sans autorisation.

Article 232 : tout sous-officier, caporal, brigadier ou soldat coupable de désertion à l’intérieur est puni ….. de deux à cinq ans de travaux publics si le désertion a eu lieu en temps de guerre

Article 234 : en temps de guerre, tous les délais fixés par les articles 231 et 233 précédents sont réduits des deux tiers.

Article 135 : en cas de conviction de plusieurs crimes ou délits, la peine le plus forte est prononcée.

Article 139 : le jugement qui prononce une peine contre l’accusé le condamne aux frais envers l’Etat.


En conformité avec la loi, le tribunal « enjoint au Commissaire-rapporteur du Gouvernement de faire donner immédiatement en sa présence lecture du présent jugement au condamné devant la garde rassemblée sous les armes, de l’avertir que la loi lui accorde un délai de 3 jours francs pour se pourvoir en cassation ou de vingt-quatre heures pour se pourvoir en révision.»

Le recours en révision :

Le condamné n’a pas formulé de pourvoi auprès du Conseil de révision.

Le recours en Grâce :

Un recours en grâce est envoyé auprès de la Présidence de la République et des services de l’Etat.
La direction des affaires criminelles et des grâces conclut ainsi l’analyse de ce dossier : autorités hiérarchiques opposées à la clémence. Malgré l’ancienneté des faits, considérant que l’état de désertion a été de longue durée, la « guerre » entérine également qu’il n’y a pas lieu de commuer. Le Garde des Sceaux adhère à ces avis.

Un télégramme est renvoyé au commissaire rapporteur, le 30 septembre 1917.


Le 27 septembre 1917, le Ministère de la Justice est averti de la décision prise par le Ministère de la Guerre et la Présidence de la République, dans le dossier de recours en grâce archivé aux archives nationales, le sous-secrétaire d’Etat à la justice militaire et des pensions répond à la demande du Garde des Sceaux :


L’exécution de la peine :

L’exécution a lieu le 1er octobre 1917 à 6 heures 30 ; elle se tint dans un champ à l’ouest de Chavigny (02).


Conformément au règlement, un médecin ausculte le corps du condamné pour s’assurer de sa mort.

« Je soussigné Meunier Camille, docteur en médecine, médecin aide-major de 2e classe au G.B.D 28 déclare avoir examiné immédiatement après l’exécution le corps du soldat Janin Alfred de la 6e Cie du 30e R.I. et avoir constaté l’existence de 7 orifices de balles situées sous la région thoracique antérieure au voisinage du cœur, au cou et l’une à la face. Comme il paraissait respirer faiblement, j’ai jugé le coup de grâce nécessaire et le lui ai fait donner ».

Suite à l’exécution, une note est transmise par le commissaire rapporteur à l’officier payeur du 30e R.I., ce dernier étant en charge de la notification des décès auprès des familles :

« Je vous rappelle en outre les prescriptions de la circulaire n°2757 du G.Q.G. en date du 8 juin 1915 : « Les armées n’ont pas qualité pour avertir les familles du décès du militaire. C’est au Ministre qu’il appartient de faire donner cet avis. Les autorités militaires ne doivent donc fournir aucun renseignement aux familles sur les décès par suite d’exécution ».

Conclusion :

La direction des affaires criminelles et des grâces, n’a pas eu la même clémence envers Janin qu’envers Varain en février quand elle concluait à la commutation en déclarant : que l’exemplarité recherchée n’est vraiment obtenue que si le châtiment suit de près la défaillance, or en l’espèce un intervalle de près de 4 mois séparait les faits incriminés de l’exécution de la peine, laquelle n’a d’ailleurs été prononcée qu’à une voix de majorité.
Dans ce cas, si le châtiment était loin de la défaillance, le temps écoulé l’avait été en liberté, non pas en détention rendant l’institution militaire responsable de ce délai et donc l’inefficacité de l’exemplarité recherchée. La peine de mort avait été votée à l’unanimité, aucun juge n’avait sollicité la grâce du Président. Les arguments pour une clémence présidentielle n’étaient pas réunis.

Considéré comme disparu, en fait déserteur mais finalement gracié

     Le 115e RI qui occupait une portion du front vers Chaulnes au sud-est de Péronne, quittait ce secteur le 8 février pour aller par étapes successives à Chantilly, Gonesse, Gagny, Longeville et Commercy. Le 3 mars, le régiment était en forêt d’Apremont à la tête de Vache. Le secteur était relativement calme avec des journées plus perturbées, les pertes y étaient peu élevées. Le 23 avril, le 115e était relevé et allait stationner au camp Berthelot à 2kms au sud-est de Mourmelon-le-Grand. Le 1er mai, le régiment relevait le 20e RI dans le secteur du Téton. Ce secteur était beaucoup moins calme, les patrouilles, les tentatives de coups de main généraient des tirs de destruction de l’ennemi conséquents, les pertes étaient sensiblement plus élevées. Le 21 mai, le régiment attaquait le Téton mais fatigué par 20 jours de combats, il était à bout. Le 25 mai, le régiment était relevé et retournait au camp Berthelot. Le 23 juin, le 115e RI allait cantonner près de Sept-Saulx au sud du Mont Cornillet mais l’organisation défensive du terrain était mauvaise, les tranchées encombrées des cadavres ennemis dégageaient une odeur nauséabonde. Des journées calmes succédaient à d’autres où l’activité de l’artillerie ennemie était très prononcée. Le 14 juillet, après un coup de main de diversion, le 1er bataillon montait à l’assaut. Cette attaque avait parfaitement réussi (9 officiers et 320 soldats prisonniers) mais les pertes étaient sévères.

La 3e compagnie avait attaqué le 14 juillet à 19h45 le Mont Haut et avait été relevée 2 jours plus tard. Au cantonnement des petites loges, on avait fait l’appel pour dresser l’état des pertes ; le soldat Gervais n’ayant pas répondu, il a été considéré comme disparu, aucun de ses camarades ne pouvant certifier qu’il a été blessé ou tué pendant l’attaque.

Le 6 août, la gendarmerie de la 8e DI a ramené le soldat Gervais. En effet, ce dernier s’était volontairement présenté au bureau du commissaire militaire de la gare de Vaires-triage dans la banlieue est de Paris, en déclarant avoir abandonné son unité au Mont Cornillet.


En conséquence, le 14 août, le capitaine Cambeur commandant la 3e compagnie a demandé la traduction du soldat Gervais devant le Conseil de Guerre de la 8e Armée en vertu de l’article 213 du code de justice militaire.
Le soldat Gervais a déjà été condamné le 9 août 1916 par le Conseil de Guerre de la 4ème Région militaire à 4 ans de prison pour insoumission en temps de guerre, la peine avait été suspendue.

Le 8 septembre, le lieutenant Gaufour du 115e RI, agissant par délégation comme officier de police judiciaire, interrogeait le 1er témoin.
Il s’agissait du sergent Joly de la 3e compagnie qui répondit aux questions posées :


Le 2e témoin était le caporal Visé de la 3e compagnie :

-D : Que savez-vous de la disparition du soldat Gervais ?
-R : le 13 juillet, la Cie était au repos aux petites loges, est montée au secteur du Mont haut pour une attaque devant avoir lieu le 14. Le dit jour à 19h45, la 3e Cie partait à l’attaque, le soldat Gervais se trouvait dans la parallèle de départ avec sa section, ne paraissant pas très décidé, ayant été poussé par des camarades de la 1ère vague, je l’ai vu sur la plaine à une dizaine de mètres en avant de la position de départ, à ce moment Gervais était accroupi dans un trou d’obus.

-D : Que s’est-il passé ensuite ?
-R : J’ai continué ma marche en avant, je ne suis jamais revenu à l’arrière qu’au moment où la compagnie a été relevée.

-D : Pouvez-vous préciser le moment où Gervais a abandonné son poste ?
-R : Non, ce n’est qu’en faisant l’appel d’usage au cantonnement des petites loges le 16 à 14h00, que n’ayant pu recueillir aucun renseignement, le soldat Gervais fut porté disparu. Cette hypothèse était admise vu la violence du barrage déclenché sur les positions de départ, c'est-à-dire à l’endroit où j’ai vu Gervais. 

-D : Pouvez-vous préciser les conditions dans lesquelles Gervais est rentré au corps ?
-R : Le 6 août, la compagnie étant au repos, j’ai vu le soldat Gervais ramené par 2 gendarmes au bureau du colonel. Quelques instants tard, il était remis entre les mains de la compagnie.

-D : Quelle était la manière de servir du soldat Gervais ?
- R : arrivé à la compagnie le 1er juin, à Ecury sur Coole après les combats du Téton, il est difficile de préciser son aptitude au feu, puisque du jour de son arrivée au jour de sa désertion, la compagnie n’avait occupé qu’une position de réserve. Cependant, le 6 juillet, la Cie appelée à soutenir un mouvement du 2e bataillon, je fus chargé par le capitaine Cambeur de ramener les retardataires, le soldat Gervais a fait preuve d’un mauvais vouloir. Au cantonnement, il s’est plutôt révélé comme un soldat médiocre, se tenant toujours à l’écart de ses camarades. 

Le 18 août, l’officier de police judiciaire Gaujour s’était rendu à Condé sur Marne pour interroger Gervais après l’avoir fait extraire de la prison.

-D : Reconnaissez-vous et à quel moment avez-vous abandonné votre poste ?
-R : Parti de Sept-Saulx le 13 juillet à 20 heures avec la compagnie, je suis monté en ligne et ai passé la nuit du 13 au 14 et la journée du 14 avec la Cie en attendant l’heure de l’attaque.

-D : Etes-vous sorti avec la Cie à l’heure de l‘attaque ?
-R : oui, je suis sorti avec la Cie et après avoir fait une cinquantaine de mètres, me trouvant seul et pris sous les feux de barrage, j’ai dû, environ 2 heures après, me reporter dans la parallèle de départ

-D : Qui avez-vous rencontré dans cette tranchée ?
-R : Je n’ai rencontré personne de connaissance. 

-D : Qu’avez-vous fait ensuite ?
-R : le 15 vers 3 heures, j’ai descendu du Mont Haut avec équipements, musettes et bidons, ayant laissé mon fusil au moment du tir de barrage, je me suis dirigé sur Sept-Saulx où je suis arrivé à 7 heures. Là, j’ai rencontré une auto sanitaire dans laquelle je suis monté et qui m’a conduit jusqu’au petites loges, puis je suis allé à Trépail à pied où je suis arrivé à la nuit tombante.

-D : Où avez-vous passé la nuit ?
-R : j’ai passé la nuit à Trépail dans la baraque des permissionnaires et j’en suis reparti pour prendre le petit tramway le 16 au matin qui m’a conduit à Epernay. J’ai pris le train vers 8 heures pour me diriger sur Noisy-le-Sec. A Noisy, je me suis présenté au commissaire lui déclarant avoir abandonné mon unité au Mont Cornillet sous prétexte que le bombardement était trop violent, j’ai été conduit à la gendarmerie qui m’a ramené au corps le 6 août. 

-D : Quelles sont les raisons qui vous ont fait abandonné votre poste ?
-R : Le bombardement était trop violent et j’étais malade ce jour-là.

-D : Reconnaissez-vous avoir abandonné votre poste ?
-R : Oui, je reconnais avoir abandonné mon poste.

L’officier de police judiciaire a précisé que l’inculpé avait refusé de signer le procès-verbal de lecture des pièces. 

Le 21 septembre, le lieutenant-colonel Gaches, commandant le 115e RI, adressait au général commandant la 8e DI, un rapport demandant la traduction de Gervais devant un Conseil de Guerre.


Le dossier ne comporte pas les interrogatoires des témoins et de l’inculpé par le lieutenant Foulquié, commissaire-rapporteur de la 8e Division.

Le 27 septembre, le Conseil de Guerre de la 8e DI s’était réuni pour juger le soldat Gervais.

Dans les notes d’audience, on peut lire les déclarations de l’inculpé et d’un témoin :


Gervais déclarait qu’il a abandonné son poste pour sauver sa vie.


Trois questions ont été posées aux juges :

-le nommé Gervais est-il coupable d’avoir le 14 juillet 1917 dans le secteur du Mont Haut, abandonné son poste et sa section ?
-ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
-le nommé Gervais est-il coupable d’avoir le 14 juillet 1917 dans le secteur du Mont Haut, déserté en présence de l’ennemi ?

A l’unanimité, sur les 3 questions, les juges ont déclaré Gervais coupable et l’ont condamné à la peine de mort en application des articles 213 & 1, 239, 125 et 187 du code de justice militaire. Les circonstances atténuantes n’ont pas été accordées. Néanmoins, une demande de grâce signée par le Conseil de Guerre a été adressée au Président de la République.

Le 28 septembre, Gervais a signé sa demande de recours en révision contre le jugement qui venait d’être prononcé.

Le Conseil de révision de la 4ème Armée s’était réuni le 4 octobre. Mais attendu qu’aucun moyen n’est invoqué à l’appui du recours..... et attendu que le Conseil était composé conformément à la loi, qu’il était compétent, que la procédure et le jugement sont réguliers et que la peine est légalement appliquée aux faits déclarés constants par le Conseil de Guerre, à l’unanimité rejette le pourvoi.


Condamné à mort et comme la procédure le prévoit depuis le 13 juillet 1917, le dossier de Gervais a été adressé au Ministère de la Justice pour examen. La direction des affaires criminelles et des grâces qui a été amenée à se prononcer sur ce cas, présentait Gervais ainsi : 46 ans, célibataire, cultivateur, déjà condamné, recours en révision rejeté le Conseil de révision de la 4ème Armée, abandon de poste commis au cours d’une attaque le 13 juillet, soldat médiocre d’esprit borné, recours en grâce signé par tous les juges, avis favorable des autorités hiérarchiques. La « guerre » envisage la commutation en 13 ans d’emprisonnement. Proposition d’adhérer, 29-10-17. 

Par décret du 5 novembre, au vu du rapport qui lui a été soumis, le Président de la République a commué en 15 ans d’emprisonnement la peine de mort prononcée le 27 septembre 1917.


Le 14 novembre, le greffier Bernier auprès du Conseil de Guerre de la 8e DI, s’est transporté à la prison de la prévôté et a donné lecture de la décision du Président de la République en date du 5 novembre, qui commuait la peine de mort prononcée pour abandon de poste en présence de l’ennemi en 15 ans de prison, et a remis une copie de cette décision à Gervais. Gervais a été incarcéré à la maison centrale de Fontevrault.

10- Cohorte d’Octobre : 50 condamnés à mort, 4 exécutés, 43 commutations de peine, 3 jugements annulés pour vice de forme par les conseils de révision d’armée sur les 26 examinés. 

     On dénombre 50 condamnés à mort, trois jugements ont été annulés par le Conseil de révision, sur un total de 26 qui s’étaient pourvus en révision. Pour ces 46 dont le sort a été soumis à la décision du Président de la République, celui-ci a accordé une commutation à 43 d’entre-deux. Au final, 4 soldats de la cohorte ont été exécutés.

Une faiblesse passagère 

     Le 81e Régiment d’infanterie avait passé une bonne partie du 1er semestre à occuper un secteur du Mort-Homme. Après un mois de juillet au repos, il était de retour au Mort-Homme. Engagé au sein de la 31e DI dans la 2e bataille offensive de Verdun déclenchée le 20 août dans la conquête du Mort-Homme, il participa aux combats jusqu’au 28 août avant d’être relevé. Pour ce dernier engagement, le JMO parle de la capture de 420 prisonniers, d’un matériel « considérable » au prix de pertes qualifiées de « légères » au regard des résultats acquis (39 tués dont 4 officiers et 362 blessés).

Le 20 août, la 3e compagnie ayant pénétré dans la tranchée allemande Mametz, le commandant de la compagnie demanda de faire l’appel dans les sections. Le sergent Sabatier constata l’absence du soldat Deliez.

Renseigné par un adjudant de la territoriale, le 22 août à 11h00, le sous-lieutenant Cartoux de la 1ère compagnie du 81e RI retrouva le soldat Deliez caché dans une sape voisine de la place d’armes pas très loin du PC du régiment. Cartoux lui demanda de s’expliquer. Deliez indiqua qu’il avait été bousculé par un obus, qu’au poste de secours, on lui avait dit de se reposer mais Deliez n’avait aucun document pour appuyer ses dires. Le sous-lieutenant constatant que ce soldat n’était ni blessé, ni malade, lui donna l’ordre de rejoindre sa section en première ligne. Deliez s’éloigna mais ne rejoignit son unité qu’après la relève du bataillon, au Bois St Pierre, dans la nuit du 27 au 28 août.

Suite à ces événements, le lieutenant Derry commandant la 3e Compagnie a demandé la traduction de Deliez devant le Conseil de Guerre. Le relevé des punitions de ce soldat porte la mention « néant ». Le casier judiciaire de Deliez est vierge. Il était considéré comme un bon soldat, « sa conduite au feu aussi bien que dans les cantonnements de repos, avait jusqu’ici été très bonne ».

Le 1er septembre, nommé par délégation officier de police judiciaire par le lieutenant-colonel Rondenay commandant le 81e RI, le chef de bataillon Bonnefont interrogea l’inculpé, et les témoins : le sous-lieutenant Cartoux et le sergent Sabatier.

Extrait de la déclaration du sergent Sabatier :


Extrait de la déclaration du sous-lieutenant Cartoux :


Extrait de la déclaration de l’inculpé :


Après enquête, l’officier de police judiciaire a adressé son rapport au général commandant la 31e DI.


Le 10 septembre, le général commandant la 31e DI a ordonné qu’il soit informé contre le soldat Deliez.

Le sous-lieutenant Lerch commissaire-rapporteur assisté du sergent Dabert commis greffier, a procédé à l’interrogatoire de l’inculpé et des témoins après leur avoir fait prêter serment « de dire la vérité, toute la vérité ».

Extraits de l’interrogatoire du sergent Sabatier réalisé le 21 septembre à 15h30 à Villersexel :

Je ne sais rien des conditions dans lesquelles Deliez aurait abandonné son poste. J’ai constaté simplement son absence à l’appel que j’ai fait dans la tranchée Chametz premier objectif que nous avons atteint le 20 août à 6 heures du matin. On n’a pas revu Deliez jusque dans la nuit du 26 au 27 août où il a rejoint le bataillon relevé au bois Saint Pierre. Je sais qu’il a dit qu’il avait été incommodé par les gaz. 

Interrogatoire du sous-lieutenant Cartoux réalisé à 8 octobre à 9h30 à Bessoncourt :

Etant adjoint au colonel avant l’attaque du 20 août, j’avais comme instruction de rechercher les trainards et de les renvoyer à leurs unités. J’avais demandé à un adjudant territorial de me signaler les hommes qu’il pourrait rencontrer en situation irrégulière. Le 22 août à 11heures du matin, cet adjudant me signale la présence d’un homme dans une sape située dans la région de la place d’armes à 20 mètres environ du PC. J’allais à cette sape et je fis sortir le soldat qui avait une attitude piteuse et décontenancée. Je lui demandais ce qu’il faisait là. Il me répondit qu’il se reposait. Je lui demandais pourquoi. Il me raconta que le 19 au soir, il avait été bousculé par un obus et qu’il était allé au poste de secours où on lui avait dit de se reposer. Je lui demandais alors s’il avait un papier quelconque, il me répondit que non. Je constatai qu’il n’avait nullement l’air d’être blessé. Son état me paraissait très bon, je lui fis un papier et après lui avoir fait les observations nécessaires sur son cas, je lui indiquais le chemin qu’il devait prendre pour rejoindre le PC du bataillon d’où il serait dirigé sur la compagnie. Je lui montrais un fil téléphonique dans le boyau et lui dis qu’il n’avait qu’à suivre ce fil. Il ne pouvait donc pas se tromper. Pour le décider à rejoindre, je lui dis que j’allais téléphoner pour savoir ce qu’il était devenu mais je ne l’ai pas fait ayant bien d’autres occupations. J’ai appris par la suite que ce soldat nommé Deliez n’avait pas rejoint et qu’il ne s’était pas présenté à la compagnie et qu’il s’était présenté à la compagnie au bois Saint Pierre après la relève.
Je suis sûr qu’il ne m’a pas dit qu’il était blessé. Il ne m’a pas dit qu’il avait été bousculé. D’ailleurs, j’ai eu l’impression qu’il ne savait pas quoi dire. J’ai eu l’impression très nette que c’est un homme qui a eu peur et qui n’est pas parti avec ses camarades. J’ai bien cru qu’il allait rejoindre étant donné qu’à mes remontrances, il n’a pas fait d’objection. 

Extraits de l’interrogatoire de Deliez réalisé le 10 octobre à 14h00 à Villersexel. 


Dans son rapport, le commissaire-rapporteur Lerch n’a pas cru aux déclarations de Deliez pour plusieurs raisons : il était à côté d’un poste de secours, n’a pu produire aucune trace de son passage au poste de secours et n’a pas songé à se faire examiner. Quand il apprend la relève, il parcourt 20 km dont 5 à pied pour rejoindre la compagnie. Deliez ne peut citer aucun témoin de sa « blessure » et aucun témoin de l’explosion de l’obus. L’officier de police judiciaire a fait constater à l’inculpé qu’à l’heure où il dit avoir été blessé, l’artillerie allemande n’avait pas encore tiré un obus sur le bataillon. Le commissaire-rapporteur poursuivait en indiquant que le soldat Deliez avait toujours donné satisfaction au sergent Sabatier. 

Vu le rapport et l’avis du commissaire-rapporteur et ses conclusions, attendu qu’il existait contre le soldat Deliez une prévention suffisamment établie, sur ordre du général commandant le 31e DI, Deliez a été renvoyé devant un Conseil de Guerre pour abandon de poste en présence de l’ennemi.

Le 18 octobre, les juges du Conseil de Guerre de la 31e DI étaient réunis pour juger ce soldat. A l’issue des débats, 2 questions ont été posées aux juges :

1-le soldat Deliez est-il coupable d’abandon de poste, pour avoir quitté sa compagnie le 20 août 1917, avant l’attaque du Mort-Homme (Meuse) et s’en être tenu éloigné jusqu’au 27 août, date à laquelle il l’a rejointe au bois Saint-Pierre dans un cantonnement de repos ?

2-ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?

Les juges ont condamné le soldat Deliez à la peine de mort à l’unanimité en application de l’article 213 § 1 du code de justice militaire. Par trois voix contre deux, les circonstances atténuantes ont été refusées.

Deliez ne s’était pas pourvu en révision.

Par décision du Président de la République en date du 15 novembre, la peine de mort prononcée à l’encontre de Deliez a été commuée en 18 ans d’emprisonnement. La direction des affaires criminelles et des grâces justifiait cette décision par les arguments suivants : pas d’antécédent, bon soldat, faiblesse passagère, recours de 2 juges, tous avis favorable à l’exception du général de Corps d’Armée, circonstances atténuantes refusées par 3 voix contre 2, avis d’adhérer.
Décision du Garde des Sceaux : adhésion.

Deliez a été transféré à la maison centrale de Poissy. Le 4 octobre 1919, ce militaire a obtenu une remise de peine de 12 ans. Le 6 novembre 1920, il a obtenu une 2e remise de peine de 2 ans. Le 26 septembre 1921, Deliez a obtenu une remise du restant de sa peine. Il a été libéré le 3 octobre de la maison centrale de Poissy.

Depuis l’année 1916, les délais entre le délit et le jugement d’une part, et entre le jugement et la décision de recours en grâce d’autre part, s’allongent de plus en plus au grand dam des généraux. Dans les commentaires de la « Guerre », on trouve souvent cette phrase : l’exemplarité recherchée n’est vraiment obtenue que si le châtiment suit de près la défaillance.

Multirécidiviste, évadé mais... 

     Depuis fin 1916, le 102e RI occupait un secteur dans la région de la Chapelotte. Le 26 mai, il était retiré du front et mis au repos vers Rosières-aux-Salines et Saffais puis acheminé à Verdun. A partir du 29 juin, il occupait un secteur vers Louvemont, Vacherauville. Le 10 août, il était retiré du front et allait stationner vers Dieue-sur-Meuse. Le 20 août, des éléments étaient engagés dans la 2ème bataille de Verdun. Le 27 août, le régiment était aux Eparges où il resta jusqu’au 17 septembre.

Rapport du lieutenant Gavillot commissaire-rapporteur de la 7e Division.

Le 3 juin, le soldat Audren arrivait en permission de 7 jours à Paris. Le 11 juin, au lieu de rejoindre son corps, il restait à Billancourt.


Le 13 juin, Audren fut arrêté et reconduit à la gare de l’Est pour y prendre le train mais une fois seul, il s’esquiva et retourna à Issy-les-Moulineaux. Il était arrêté par la gendarmerie d‘Issy-les-Moulineaux le 4 septembre.


Le 12 septembre, le soldat Audren a été ramené à son corps au camp de Douzains. N’ayant plus ses effets militaires alors qu’il devait monter le soir même en 1ère ligne aux Eparges, le sergent-major Godard de sa compagnie le fit équiper. Prétextant un besoin à satisfaire, Audren, échappant à la surveillance de soldats Dalemagne et Guillaume chargés de l’équiper, prit la fuite.

Audren fut arrêté à Paris le 17 septembre par des agents de police.


Audren déclara à la police qu’il avait quitté son dépôt de Chartres. Il fut ramené à son corps.

Le 25 septembre, le lieutenant Maljean commandant la 3ème compagnie du 102e RI, a enregistré les dépositions des soldats Dalemagne et Guillaume, témoins de l’évasion du soldat Audren.

Extraits de la déposition du soldat Dalemagne :


Extraits de la déposition du soldat Guillaume :


Le 1er octobre, le lieutenant Maljean a interrogé le soldat Audren puis rédigé son rapport sur cette affaire.

Extraits de l’interrogatoire du soldat Audren :


Le 3 octobre, le lieutenant-colonel Vicq, commandant le 102e RI, adressait au général commandant la 7e Division, une plainte contre le soldat Audren.


Le soldat Audren a été écroué à la prison militaire de la 7e Division le 3 octobre.

Le 8 octobre, le général Weywada commandant la 7e DI a ordonné qu’il soit informé contre le soldat Audren par le commissaire-rapporteur de la 7e DI.

Audren a eu 4 condamnations : 2 dans la vie civile pour vol et pour port d’armes prohibées et 2 durant la guerre. La 1ère en mai 1915 par le Conseil de Guerre du Mans pour abandon de poste, sanctionnée par 4 ans de travaux publics, et la 2ème en mars 1917 par le 3e Conseil de Guerre de Paris pour désertion à l’intérieur en temps de guerre, sanctionnée par 3 ans de travaux publics. Dans les 2 cas, la peine avait été suspendue.

Le 17 octobre, le commissaire-rapporteur Gavillot procéda à l’interrogatoire de l’inculpé et des témoins :

Déclaration du soldat Dalemagne :


Puis, le sous-officier, qui avait une mission à remplir, s’est éloigné en nous disant de veiller à ce qu’Audren ne se sauve pas. Guillaume est allé chercher un pantalon pour Audren dans une compagnie voisine, me laissant seul avec cet individu. Celui-ci sortit alors dans le cantonnement et se dirigea dans la direction des feuillées. Croyant qu’il avait un besoin à satisfaire, je le laissai me devancer de quelques pas. Je le vis disparaître derrière un taillis ;  j’attendis plusieurs minutes puis comme il ne reparaissait pas, j’allai voir aux feuillées et je vis qu’il n’y était pas. J’appelai mais sans résultat et malgré toutes mes recherches, Audren resta introuvable. 

Je sais que cet homme avait précédemment déserté. Il est à ma connaissance qu’Audren devait remonter en ligne le soir même. Le sergent-major l’avait dit. Et c’était pour ça qu’on nous pressait de l’équiper. Je ne connais pas Audren qui a toujours été absent de la compagnie.

Audren a été introduit et a déclaré après la lecture de la déposition précédente : je n’ai pas d’objections à faire à cette déposition. 

Extraits de la déclaration du soldat Guillaume :


Il pouvait être environ 11h30, à ce moment-là, Audren devait être complètement prêt pour le soir pour rejoindre la compagnie. Je me mis aussitôt à chercher dans mes collections, les vêtements nécessaires pour Audren. Mais comme je ne pouvais pas trouver de pantalon à sa taille, je suis allé en demander dans les autres compagnies.

Audren est à ce moment-là sorti, suivi par le cordonnier Dalemagne qui supposait qu’il allait aux feuillées. Mais quelques instants après, j’ai entendu crier : Audren avait réussi à s’esquiver et il fut impossible de le rejoindre malgré les recherches que nous avons faites dans les bois.

Audren a été introduit et a déclaré après la lecture de la déposition précédente : je n’ai pas d’objections à faire à la déposition du soldat Guillaume. C’est un coup de tête qui m’a fait reprendre la fuite depuis le camp des Douzains.

Demande à l’inculpé : saviez-vous que vous deviez remonter en ligne le soir même ?

Réponse : je ne le savais pas au juste, je ne peux dire ni oui, ni non

Le témoin : je maintiens ma déposition et j’ajoute que le sergent-major Godard a dit à 2 ou 3 reprises devant moi, en présence d’Audren, que celui-ci devait rejoindre sa compagnie en ligne, le soir même aux Eparges.

L’inculpé : il se peut que le sergent-major ait dit cela, mais je ne l’ai pas remarqué. 

Déclaration de l’inculpé : 


Le 13 juin, j’ai été arrêté à Issy-les-Moulineaux par des gendarmes. Mais, comme je n’étais pas encore déserteur, on m’a conduit à la gare de l’Est et l’on m’a donné un laisser-passer pour le train. Mais au lieu de rester à la gare et de regagner le front, j’ai réussi à m’esquiver. Je suis revenu à Issy-les-Moulineaux et j’ai travaillé de mon métier de chiffonnier jusqu’au 4 septembre, date à laquelle la gendarmerie m’a arrêté. A ce moment, je n’avais plus mes effets militaires. Je m’en étais débarrassé quelques temps auparavant en les laissant dans un terrain vague. Quand j’ai voulu les retrouver, ils n’y étaient plus.

On m’a ramené à mon corps le 12 septembre et j’ai été conduit au camp de Douzains le même jour. Au moment où le tailleur et le cordonnier s’occupaient de m’équiper, j’ai réussi à prendre la fuite. A l’aide d’un camion-automobile, j’ai gagné Bar-le-Duc le soir même et de là Paris où j’ai été arrêté par la police le 17 septembre.

Demande : au moment de votre arrestation, vous auriez déclaré à l’un des agents nommé Mairey : « je ne veux pas me battre pour cette bande de tantes qui est ici, dans 15 jours,  je serai revenu ».

Réponse : je n’ai pas dit ça à l’agent Mairey, ni à personne. J’avais l’intention de regagner mon corps

Demande : reconnaissez-vous que les condamnations mentionnées sur votre casier judicaire vous sont applicables ?

Réponse : oui, je reconnais avoir subi 4 condamnations dont vous donnez lecture. 

Le 17 octobre, le commissaire-rapporteur Gavillot assisté du commis-greffier Marcon a donné lecture à l’inculpé de toutes les pièces de la procédure, en foi de quoi, Audren a signé le procès-verbal constatant l’accomplissement de ces formalités. Le même jour, le commissaire-rapporteur dressait son rapport.

Le 18 octobre, le général Weywada commandant la 7e DI ordonnait la mise en jugement du soldat Audren.

Le 20 octobre à 13h30, le Conseil de Guerre de la 7e Division s’était réuni à Rattentout.


Le défenseur d’Audren était le caporal Dhellesmes du 104e RI, avocat au barreau de Lille.

Dans les notes d’audience, on peut lire :


Le 1er témoin, Guillaume Pierre, 23 ans, soldat au 102e RI :

« expose qu’il a vu arriver à lui, au Camp des Douzains, le soldat Audren revêtu d’effets civils et conduit par le sergent-major Godard. Ce dernier, s’adressant à moi et à son camarade Dalemagne, cordonnier de la compagnie, leur dit : équipez et habillez vite Audren parce qu’il montera en ligne ce soir. Et le témoin ajoute qu’il a lui-même répété à Audren les paroles du sergent-major ».

Le 2e témoin, Dalemagne Pierre, 30 ans, soldat au 102e RI :

« Dépose que le sergent-major de la compagnie Godard, en lui amenant Audren revêtu d’effets civils, lui donna l’ordre de l’équiper vite parce que le soir même Audren devait monter en ligne. Et Audren n’a pas pu ne pas entendre ces propos puisque qu’il était à côte de lui ».

Le caporal Delhesmes, avocat au barreau de Lille, défenseur d’Audren :

Le défenseur fait valoir, d’une part, le défaut d’éducation morale de son client, l’état de misère dans lequel il vit et d’autre part ce fait que l’abandon de poste reproché s’est produit à 3 km des lignes ce qui, d’après lui, doit écarter la circonstance aggravante de « présence de l’ennemi »

A l’issue des débats, le Conseil de Guerre délibérant à huis clos, le Président a posé les questions suivantes :

-le soldat Audren est-il coupable de désertion à l’intérieur sur un territoire en état de guerre, pour n’avoir pas rejoint son corps, stationné aux Armées (région de Rozières-en-Salines) le 13 juin 1917 date de l’expiration de sa permission, délai de route compris, ni dans les 5 jours qui ont suivi et être resté absent illégalement de son corps jusqu’au 4 septembre 1917, jour de son arrestation par la police de Paris ?
-a-t-il emporté, en désertant, des effets militaires qu’il ne peut représenter ?
-le même est-il coupable d’avoir, le 12 septembre, au lieu-dit « le camp de Douzains » secteur des Eparges abandonné son poste ?
-ledit abandon de poste a-t-il eu lieu sur un territoire en état de guerre ?
-ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?

Les juges avaient répondu :

-sur la 1ère question : à l’unanimité, oui, l’accusé est coupable.
-sur la 2e question : à l’unanimité, oui, il a emporté, en désertant, des effets militaires qu’il ne peut représenter.
-sur la 3e question : à l’unanimité, oui, l’accusé est coupable.
-sur la 4e question : à l’unanimité, oui, ledit abandon de poste a eu lieu sur un territoire en état de guerre.
-sur la 5e question : à l’unanimité, oui, ledit abandon de poste a eu lieu en présence de l’ennemi.

Le Conseil a condamné à l’unanimité le soldat Audren à la peine de mort en application des articles 231, 232, 234, 213, 135, 139 et 187 du code de justice militaire dont le Président a donné lecture.

Le 21 octobre, Audren avait signé sa demande de demande de pourvoi en révision. Au nom du peuple Français, le Conseil de révision du QG de la 2ème Armée s’était réuni le 29 octobre pour statuer sur ce dossier.


Le Conseil de révision a rejeté à l’unanimité le recours formé par le soldat Audren.

Les juges du Conseil de Guerre ont refusé de signer un recours en grâce en faveur d’Audren, ce qui n’a pas empêché son avocat d’adresser une supplique au Chef de l’Etat.

La direction des affaires criminelles et des grâces résumait le 17/11/1917 le cas Audren : a déjà été condamné 2 fois depuis la guerre pour désertion à l’intérieur. Dans le civil, il a encouru 2 condamnations pour vol et port d’armes prohibées. Mal noté dans le service. Toutes autorités hiérarchiques nettement défavorables. La « Guerre » n’entend pas entraver le cours de la justice.

Adhésion du Garde des Sceaux le 22 novembre.

Le même jour, le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, a adressé un courrier au sous-secrétariat de la justice militaire lui indiquant : j’ai l’honneur de vous faire connaître que sur le rapport qui lui a été soumis et où était consigné votre avis, Monsieur le Président de la République n’a pas cru devoir accueillir favorablement le recours en grâce du soldat Audren du 102e RI, condamné le 20 octobre à la peine de mort. 

A Villers-Marmery, le 1er décembre 1917 à 7 h00, le médecin-major de 2e classe Dupont commis à cet effet, a constaté le décès du soldat Audren.

Que dire sur ces 2 jugements, tout d’abord, l’envoi des recours en grâce à la Présidence de la République était systématique, c’est la loi. L’avis formulé par les juges est devenu en quelque sorte « consultatif », peut-être un moyen pour certains juges de rappeler qu’ils existent mais c’est un élément dans la prise de décision au niveau de la direction des affaires criminelles et des grâces. Les cas d’Audren et de Deliez s’opposent. Deliez était considéré comme un bon soldat qui a eu une défaillance, qui n‘a jamais été condamné, les juges ont signé une demande en grâce, les autorités hiérarchiques ont presque toutes été de cet avis, il avait toutes les chances d’être gracié. Audren était un peu son contraire.

11- Cohorte de Novembre : 20 condamnés à mort, aucun exécuté, 18 commutations de peine, 2 jugements annulés pour vice de forme par les conseils de révision d’armée sur les 17 examinés. 

     Le nombre des condamnés à mort a baissé de manière significative, on dénombre 20 condamnés à mort, dont 2 ont eu leur jugement annulé par le Conseil de révision, sur un total de 17 qui s’étaient pourvus en révision. Pour les 18 restants dont le sort a été soumis à la décision du Président de la République, ce dernier n’a refusé aucune demande de grâce. Au final, dans la zone des Armées, aucun soldat de la cohorte n’a été exécuté.

Déserteur, affabulateur ou un déséquilibré héréditaire ? 

     Au début de l’année 1916, le 150e régiment d’infanterie avait été retiré du front et mis au repos vers Matougues et Fagnières puis à l’instruction. Le 31 janvier, une séance de cinématographe était organisée au château de Cernon. A partir du 10 février, c’était le départ vers la région de Mourmelon-le-Grand où il y effectuait quelques travaux entre l’Espérance et la route de Bacones à Prosnes. Le 22 février, le régiment était transporté vers Somme-Tourbe et occupait un secteur vers Tahure et la Courtine. Le 29 février, le 150e quittait ce secteur pour aller s’installer à Epense à une douzaine de kilomètres au Sud-Ouest de Ste Ménéhould toujours à l’instruction. A partir du 8 mars, il quittait Epense pour gagner par étapes successives la région de Verdun. Le 17 mars, le régiment s’installait dans le secteur du Mort-Homme. Durant cette période, les pertes ont été très faibles.

Le soldat Flachaire du 150e régiment d’infanterie avait été condamné le 7 mars 1916 à la peine de mort pour abandon de poste en présence de l’ennemi. Par décret présidentiel du 7 avril 1916, cette peine de mort avait été commuée en 20 ans de prison. La direction des affaires criminelles et des grâces justifiait ainsi sa décision : ses chefs le représentent comme intelligent mais cherchant à esquiver le danger. Quatre de ses juges sur cinq ont signé un recours en grâce appuyé par le commissaire-rapporteur et motivé sur ce que après l’abandon de poste en tranchée, Flachaire a réellement été reconnu inapte à la marche à cause d’une plaie qui a nécessité un mois de traitement. Pour ce motif, le général en chef estime qu’une commutation peut intervenir. Par décision du général commandant la division, la peine avait été suspendue. Le 23 avril, transféré au 161e RI, le soldat Flachaire confié au caporal Caron, était ramené en ligne mais profitant de l’obscurité, à 3 km des tranchées, il disparaissait. Arrêté par la prévôté le 30 avril, il était ramené au corps. Dans la nuit du 10 au 11 mai 1916, le soldat Flachaire, qui était écroué dans les locaux disciplinaires à Haironville dans la Meuse en prévention de Conseil de Guerre pour abandon de poste en présence de l’ennemi, s’évadait du poste de police et disparaissait de nouveau.

Le 3 décembre 1916, le sous-lieutenant Christophe commissaire-rapporteur à la 40e Division, a signé un mandat d’arrêt contre le soldat Flachaire.


Le 3 février 1917, le Conseil de Guerre de la 40e DI était convoqué pour statuer par contumace sur le cas de ce soldat.


Après les réquisitions du commissaire-rapporteur, le Président a déclaré les débats terminés. Délibérant à huis clos, le Président a posé les questions suivantes :

-le soldat Flachaire est-il coupable d’avoir le 23 avril 1916, dans le secteur du Mort-Homme (Meuse), abandonné son poste alors qu’il était conduit à sa compagnie qui se trouvait en ligne ?
-cet abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
-le soldat Flachaire est-il coupable d’avoir le 23 avril 1916, dans le secteur du Mort-Homme (Meuse), déserté en présence de l’ennemi ?

A l’unanimité des voix, pour la 1ère et 3e question, les juges l’ont déclaré coupable. Sur la 2e question, à l’unanimité des voix, les juges ont répondu que l’abandon de poste a eu lieu en présence de l’ennemi.

Rentré en séance publique, le Conseil de Guerre a condamné par contumace Flachaire à la peine de mort en vertu des articles 213, 239 et 135 du code de justice militaire. Ce jugement a été affiché à la porte du Conseil et à la mairie de Vichy où résidait le condamné.

Flachaire avait déjà été condamné le 11 décembre 1914, par le 3e Conseil de guerre de Paris, à un an de prison pour dissipation d’effets. La peine avait été suspendue le 22 décembre 1914 par le gouverneur militaire de Paris.

Le 13 juin 1917, un individu porteur de papiers au nom de Choméras, réformé, déjà condamné pour vols mais dont les mensurations ne correspondaient pas, était arrêté. En réalité, il s’agissait de Flachaire porteur d’un certificat d’exemption du service médical au nom de Chomeras Charles.

Le 23 juin, le capitaine Lioux, commandant la 9e compagnie, adressait un courrier au lieutenant-colonel Linarés lui rendant compte que le « déserteur » Flachaire a été ramené le 22 juin par la gendarmerie, et enfermé dans les locaux disciplinaires.


Le 27 juin, le lieutenant-colonel Linarès, commandant le 161e RI, a délégué le capitaine Lioux comme officier de justice militaire pour procéder à l’interrogatoire de Flachaire.

Extraits de l’interrogatoire du soldat Flachaire :


Le 30 juin, le capitaine Lioux, agissant en tant qu’officier de police judiciaire, adressait son rapport au lieutenant-colonel Linarès :

Le 13 mai 1916 au soir, le soldat Flachaire déjà en prévention de Conseil de Guerre pour désertion, disparaissait du cantonnement d’Haironville qu’occupait à ce moment-là le régiment.

Il se rend à pied à St Dizier où il arrive le lendemain matin et prend le train pour Paris. Son intention et d’aller jusqu’à Vichy où habite sa famille mais sortir de la capitale lui paraissait dangereux et il préfère ne pas aller plus loin.

Son calcul du reste est assez juste puisqu’il y séjourne plus d’un an jouissant d’une immunité complète grâce à de faux papiers que lui procure un certain Choméras Charles.

D’après les déclarations, Flachaire aurait travaillé comme valet de chambre dans différentes maisons, toujours sous le nom de Choméras, il aurait même dit-il d’excellents certificats.

Il est difficile de connaître exactement les circonstances dans lesquelles il a été arrêté, la gendarmerie l’a ramené au corps le 21 juin 1917 et le dossier qui l’accompagnait ne donne aucun détail sur les faits qui ont motivé son arrestation.

Les explications sont contradictoires, il déclare le jour de son arrestation que, pris de remords, il voulait s’engager et contracter sous le nom de Choméras, réformé en 1917, un engagement spécial. Il s’embrouille au cours d’un deuxième interrogatoire et finit par ajouter qu’il était tenu en raison de la situation militaire de celui sous le nom duquel il fuyait, de se présenter devant un Conseil de Guerre.

Il prétend avoir vainement attendu une convocation à ce sujet, il est plus que probable qu’il a cherché à s’y soustraire, n’avait-il pas d’excellentes raisons pour  cela ?

Il a dû dans ce cas être l’objet de recherches, arrêté et conduit au bureau militaire où grâce à une fiche du service anthropométrique concernant Choméras condamné 2 fois pour vols, on s’aperçoit qu’il n’est pas celui dont il a les papiers, il se voit alors dans l’obligation d’avouer se nommer Flachaire déserteur au 161e d’infanterie.

Cet homme ayant été déjà 2 fois jugé et condamné à la peine de mort devant le Conseil de Guerre de la 40e Division, est suffisamment connu pour qu’il soit nécessaire de donner des renseignements sur sa conduite et sa manière de servir. Il n’a fait que de fugitives apparitions à la compagnie et aucun gradé ne le connait ; du reste cette inculpation viendra sans doute s‘ajouter à d’autres plus graves, puisqu’elles ont déjà été sanctionnées par une condamnation à mort par contumace (Conseil de Guerre de la 40eDi, séance du 3 févier 1917).

La conduite de cet homme a été jusqu’ici celle d’un lâche, fermement décidé à ne pas aller au feu. Il a fait preuve pour réaliser ce but, d’une volonté, d’une intelligence et d’une astuce peu ordinaires ; condamné une première fois à la peine de mort pour abandon de poste devant l’ennemi, sa peine est commuée en 20 ans d’emprisonnement, il passe du 151e au 161e RI et déserte à nouveau le jour d’arrivée à ce régiment (23 avril 1916). 

Il est ramené par la gendarmerie le 4 mai et réussit une fois de plus à s’enfuir le 13, quelques jours avant le départ du régiment pour prendre part aux opérations de Verdun, il est arrêté en juin 1917 avec de faux papiers à Paris après une absence illégale de 13 mois.

En conséquence, je demande que le soldat Flachaire soit traduit devant le Conseil de Guerre pour désertion à l’intérieur en temps de guerre, délit puni par les articles 231, 232 du code de justice militaire. 

Le 28 juin, le sous-lieutenant Christophe a fait extraire Flachaire de sa prison pour, en application de l’article 101 du code de justice militaire, lui donner lecture des pièces de l’information.

Le 3 juillet, le général Bernard, commandant la 40e DI, a ordonné qu’il soit informé contre Flachaire.

Le 6 juillet, le sous-lieutenant Christophe assisté du sergent Barbarin, procédait au 1er interrogatoire de Flachaire, en l’invitant à expliquer pourquoi il avait déserté à l’intérieur en temps de guerre à Haironville (Meuse), dans la nuit du 10 au 11 mai 1916 jusqu’à son arrestation à Paris :

Réponse : je reconnais le délit qui m’est reproché. Je me suis évadé des locaux disciplinaires d’Haironville dans le courant du mois de mai sans que je puisse préciser la date. J’étais alors en prévention de Conseil de Guerre. Je suis parti directement à Paris. J’avais l’intention d’aller voir mes parents à Vichy car je ne les avais pas vus depuis le commencement de la guerre et j’avais peur d’être « dégringolé » sans les avoir revus. Mais je n’ai pas pu sortir de Paris à cause de la surveillance qu’est menée dans les gares. Je me suis alors décidé à rester là et ayant rencontré un nommé Choméras que je connaissais avant la guerre qui était réformé et qui m’a offert de me donner son certificat de réforme. Je suis resté là, travaillant à droite et à gauche comme garçon valet de chambre dans les hôtels ou dans d’autres établissements. Je n’ai pas revu Choméras depuis ce jour et je ne puis vous dire où il se trouve actuellement.

Demande : le certificat de réforme de Choméras a été surchargé à l’encre rouge et au lieu de la classe 1891, on a écrit : classe 1887. Est-ce vous qu’avez fait cette surcharge ?


Réponse : non, Choméras est effectivement de la classe 1887 ainsi qu’il résulte d’une copie de télégramme adressé à la gendarmerie de Redon, par le commandant du bureau de Mamers, le 24 janvier 1916, pièce dont j’étais également porteur.

Demande : combien de temps êtes-vous resté à Paris et comment avez-vous été arrêté ? 

Réponse : dans le courant du mois de février 1917, j’ai été me faire inscrire à la mairie du 9e arrondissement sous le nom de Choméras passer la nouvelle visite des réformés. Je savais que je serais repris pour le service militaire ? J’aurais été incorporé sous le nom de Choméras. J’espérais me bien conduire et obtenir une citation et je me proposais, après cette citation, de faire connaître nom véritable nom.

Demande : vous a–t-on donné un récépissé de cette déclaration ?

Réponse : non, et je ne puis même pas précisé dans quel mois je me suis fait inscrire. Je ne sais même plus où je travaillais à ce moment-là. Je n’ai jamais reçu de convocation pour me présenter à la visite. Au mois de juin 1917, j’étais garçon à l’école d’électricité 115, avenue Emile Zola à Paris et j’avais connu là un gardien de la Paix qui venait y travailler en dehors de ses heures de service. Je lui ai montré mon certificat de réforme et lui ai demandé des conseils. Il m’a dit que ma situation était certainement irrégulière et j’ai été avec lui au Commissariat de police de Grenelle, le 13 juin 1917. J’ai vu le commissaire de police à qui j’ai expliqué mon cas comme si j’étais Choméras et il m’a envoyé au dépôt en me disant que là-bas, on éclaircirait ma situation. Quand j’ai été interrogé au dépôt par un sergent qui était au bureau militaire et quand j’ai dit que je m’appelais Choméras, on m’a répondu qu’on me cherchait depuis longtemps pour des vols que j’avais commis. Alors je n’ai pas insisté et j’ai dit que j’étais Flachaire. 

Demande : les choses n’ont pas dû se passer tout à fait comme vous le dites car il y a dans votre dossier une note du service l’anthropométrie qui dit que « le sujet écroué au dépôt le 14 juin 1917, çà la disposition du bureau militaire sous le nom de Choméras Charles, ..., n’est pas le même que celui mesuré à Paris le 14/7/1916-vols, etc. à Paris le 12/10/1916, vols et complicité ; sous le nom de Choméras Charles ... ». Il est probable que lors de votre interrogatoire au dépôt, on a dû vous faire remarquer que l’état civil que donnez était inexact.

Réponse : je vous assure que les choses se sont passées comme je l’ai dit. Celui qui m’interrogeait savait peut être que je n’étais pas Choméras ; mais il ne me l’a pas dit et a commencé par me dire qu’on me recherchait pour 2 vols. 

Le 18 juillet, le sous-lieutenant Christophe procédait à un nouvel interrogatoire de Flachaire.

Demande : vous m’aviez déclaré que vous vous étiez fait inscrire à la mairie du 9e arrondissement sous le nom de Choméras pour passer la visite des réformés de février 1917 or il résulte d’une lettre du maire du 9e arrondissement dont je vous donne connaissance qu’il n’existe à cette mairie aucune fiche au nom de Choméras. 


Réponse : ce que je vous ai dit était pourtant exact, je me suis fait inscrire à la mairie du 9e arrondissement et si j’allais à Paris, je retrouverais facilement le bureau auquel je me suis adressé.

Demande : vous m’avez également déclaré que vous aviez demandé des renseignements à un gardien de la paix avec qui vous travaillez à l’école d’électricité et que celui-ci vous avait conduit au bureau de police or il résulte d’un rapport du commissaire de police de Grenelle que les choses ne seraient pas passées ainsi. Vous auriez été congédié par l’école d’électricité et c’est le gardien de la paix qui travaillant de temps à autre à cette école qui ayant eu des doutes sur votre situation militaire vous a demandé des papiers que vous n’aviez pas pris l’initiative de lui montrer. 

Réponse : les choses se sont passées comme je vous l’ai déclaré mais comme l’agent a intérêt à dire qu’il m’a arrêté pour toucher la prime, je comprends qu’il ne soit pas d’accord avec moi. Je n’étais plus, en effet, à l’école d’électricité le jour où j’ai été arrêté. J’étais parti le matin même parce que j’étais remplacé par un homme plus âgé que moi et des pays envahis. J’avais laissé quelques objets à cette école et je suis venu les chercher le soir. Je suis entré dans un café où j’ai rencontré l’agent dont je vous ai parlé en compagnie de quelqu’un que je ne connaissais pas ; nous avons causé de choses et d’autres et la conversation était venue sur la situation militaire, je lui ai montré mes papiers pour lui demander des renseignements. C’est alors qu’il m’a conduit au commissariat de police ; il ne m’a pas dit qu’il m’arrêtait mais il m’a dit d’aller avec lui au commissariat de police ajoutant que je n’avais rien à craindre car ça me laisserait tranquille si ma situation était régulière. 

Le 25 juillet, nouvel interrogatoire de Flachaire.

Demande : vous m’avez transmis une lettre destinée à être remise à votre avocat et dans laquelle vous semblez demander à être soumis à un examen médical, prétendez-vous donc être irresponsable de vos actes ?

Réponse : je ne dis pas que je suis fou mais je prétends que je suis irresponsable de ce que j’ai fait. Je ne peux pas supporter le bombardement. J’ai eu autrefois des fièvres muqueuses, j’ai eu également les fièvres en Algérie ; je ne sais pas si cela a eu une influence sur moi mais en tout cas, je ne puis actuellement supporter le bombardement. Chaque fois que je suis parti, ça a été dans des circonstances identiques à cause du bombardement.

Demande : alors vous reconnaissez que les excuses que vous avez données jusqu’alors pour vos précédentes fautes, étaient inexactes. Vous aviez dit la 1ère fois que vous n’étiez parti parce que vous étiez malade ; vous avez dit la seconde fois que vous vous étiez perdu mais que vous n’aviez pas quitté votre poste tandis qu’aujourd’hui vous mettez toutes ces fautes sur le compte de la peur du bombardement. 

Réponse : il y avait du vrai dans les 2 explications précédentes mais il y avait à côté de ces excuses, la peur du bombardement. Je n’en avais pas parlé jusqu’ici parce qu’on ne m’avait pas cru mais pourtant cela existe chez moi ; il doit y avoir quelque chose de maladif dans cette peur ; car, il ne serait pas explicable autrement que les autres restent en ligne, tandis que moi, je ne puis pas y rester. 

Demande : vous avez cependant supporté le bombardement pendant l’Argonne, c’est à dire pendant 6 mois et dans un secteur considéré comme dur.

Réponse : oui, mais c’est à partir de ce moment-là que je n’ai plus pu continuer à supporter le bombardement

Demande : vous avez déclaré dans votre lettre que vous aviez été blessé 2 fois ; vos pièces de matricules ne portent trace d’aucune blessure, avez-vous vos certificats d’hospitalisation ?

Réponse : je n’ai pas mes pièces d’hôpital mais j’ai été blessé 2 fois, la 1ère en mai 1915 en Argonne (éclat dans le bras), la 2e au mois de septembre 1915 (éclat au pied) en Champagne.

Demande : ce que vous me dites de votre blessure de septembre 1915 est certainement inexact ; car, lorsque je vous ai interrogé, le 21 février 1916, au sujet, de votre 1ère affaire d’abandon de poste, vous m’avez déclaré que vous avez été blessé au pied par votre chaussure vers le 10 septembre et que la plaie s’est envenimée.

Réponse : je reconnais que j’ai dit cela mais l’origine de cette blessure était un éclat qui m’avait frappé sur la chaussure, me donnant ainsi un coup au pied. 

Le 3 août, le commissaire-rapporteur de la 40e DI écrivait au médecin aide-major Leroy, chef de service de neuropsychiatrie de l’hôpital de St Dizier, de procéder à l’examen mental du soldat Flachaire, afin de dire dans un rapport écrit quel est le degré de responsabilité à l’égard des faits qui lui sont reprochés.

Ce médecin était membre de la société de psychiatrie de Paris et de la société de médecine légale de France.

Flachaire a été transféré le 30 juillet à l’hôpital complémentaire n°46, il en est sorti le 2 octobre. Une note précise qu’il y a lieu de signaler à l’escorte que Flachaire, condamné à mort par contumace, doit être l‘objet d’une surveillance spéciale.


Le 26 septembre, le médecin aide-major remettait un compte-rendu de 5 pages. Dans ce rapport, on apprend que plusieurs membres de sa famille ont été internés dans des asiles d’aliénés, qu’il a uriné au lit jusqu’à 13 ans, qu’il a souffert de fièvres typhoïdes durant son enfance en Algérie, qu’il a une bonne instruction primaire, qu’il a appris la musique et qu’il est devenu artiste violoncelliste jouant dans les casinos et gagnant bien sa vie. On apprend qu’il a fait de grands excès génésiques, qu’il a fumé de l’opium, pris de l’éther, de la cocaïne et a mené l’existence d’un déséquilibré. En 1913, Flachaire devient nerveux, irritable, ayant des crises de colère pendant lesquelles il est impossible à contrôler. D’un point de vue physique et neurologique, nous n’avons trouvé aucun symptôme important d’hyperémotivité. 

Le médecin indique : il est intéressant de noter que les blessures du prévenu semblent fausses (voir procès-verbal d’interrogatoire cote 22). Quant à la blessure du bras, il nous a avoué que c’était peu de chose, même rien, et il me semble qu’il ait en un simple abcès d’origine indéterminé. En tout cas, il n’y a pas d’adhérence de la peau aux parties profondes, on n’a pas extrait d’éclat. 

Somme toute, nous sommes en présence d’un individu intelligent, doué, taré au point de vue héréditaire présentant de la lâcheté. Cette lâcheté est-elle pathologique ? Il est difficile de s’en rendre compte puisque nous n’en trouvons aucun symptôme objectif de névrose émotive. Nous avons gardé longtemps le sujet en observation dans le service, il s’est toujours montré parfaitement lucide, calme, sans aucun trouble mental ou physique. La question est particulièrement difficile à résoudre, nous sommes à une époque où chacun doit faire son devoir. Tout ce qui nous pouvons dire scientifiquement, c’est que Flachaire est un déséquilibré héréditaire et que comme tel, sa responsabilité peut être considéré comme atténuée. 

Le 28 octobre, le commissaire-rapporteur Christophe de la 40e DI finissait la rédaction des pièces de son rapport concernant Flachaire, demandant la traduction de ce dernier devant le Conseil de Guerre.

Extraits du rapport commissaire-rapporteur Christophe de la 40e DI

Flachaire reconnait les faits, il dit avoir reçu de Choméras lui-même, qu’il connaissait, les faux papiers qui lui ont servi pour travailler à Paris comme domestique dans différentes maisons. Flachaire déclara qu’il était désireux de racheter ses fautes passées. En février 1917, il aurait eu l’intention de se représenter à la visite des exemptés sous le nom de Choméras certain d’être pris pour le service armée et se réservant de faire connaitre sa véritable identité, le jour où sa bonne conduite aurait pu lui mériter sa réhabilitation. Une vérification a permis de montrer que Flachaire ne s’était jamais inscrit à la maire du 9e arrondissement de Paris pour y passer la visite des exemptés. Flachaire était considéré pour le commandant de sa compagnie comme un « lâche fermement décidé à ne pas aller au feu ».

Le 29 octobre, vu la procédure instruite contre Flachaire pour l’inculpation d’usage de faux certificat, l’information n’a pas pu établir l’intention de nuire, ni de causer à autrui un préjudice quelconque, élément constitutif d‘un délit, le général commandant la division a donc ordonné qu’il n’a pas lieu d’ordonner la mise en jugement. Par contre, le général a déclaré : attendu qu’il existe contre Flachaire une prévention suffisamment établie d’avoir déserté à l’intérieur en temps de guerre pour avoir quitté son corps sans autorisation à Haironville dans la nuit du 10 au 11 mai 1916, il a ordonné le Conseil de Guerre à statuer sur les faits imputés.

Vu la procédure instruite par le commissaire-rapporteur contre Flachaire de la 9e compagnie du 161e RI, vu le jugement en date du 3 février 1917 par lequel le Conseil de Guerre de la 40e DI a condamné par contumace ledit Flachaire, le général commandant la 40e DI, ordonna que le Conseil de Guerre soit appelé à statuer en audience publique sur l’identité du susnommé, et sera convoqué pour le 7 novembre pour ensuite statuer sur le fond de l’affaire.

Les témoins cités à comparaître par le commissaire-rapporteur à l’audience du Conseil de guerre du 7 novembre, étaient le sergent Lavrand, le caporal Caron.

Le lendemain, le 5 novembre, le sous-lieutenant Christophe, commissaire-rapporteur, a cité à comparaître à l’audience du Conseil de guerre du 7 novembre à 8heures, le soldat Flachaire pour s’y entendre juger sur les faits d’avoir le 23 avril 1916, dans le secteur du Mort-Homme :

-abandonné son poste en présence de l’ennemi,
-déserté en présence de l’ennemi,

Le gendarme Morin s’était rendu à la prison du QG de la 40e DI où était détenu Flachaire pour lui signifier sa comparution, et lui faire signer la citation comme le prévoit la procédure.

Le défenseur désigné d’office par le commissaire-rapporteur était le caporal-fourrier Mirtil du 150e RI, l’avertissant, toutefois, qu’il peut en choisir un autre jusqu’au moment de l’ouverture des débats. 

Le 7 novembre, le Conseil de Guerre de la 40e Division s’était réuni.


Je ne pensais pas que l’on m’accuserait d’abandon de poste. Encore aujourd’hui, je ne crois pas que j’ai abandonné mon poste. Ma fuite a été plus forte que ma volonté. Sous un bombardement violent, malgré moi, je me sauve. Je remontais avec le ravitaillement de a compagnie : le caporal Caron m’accompagnait, nous marchions derrière les cuisines. Il faisait nuit et les obus tombaient. Alors, ce fut plus fort que moi, je me sauvai. Je suis parti sans savoir où j’allais. J’étais assis sur le bord de la route près de Fleury sur Aire quand un gendarme m’arrêta. 

Etant en prévention, je m’évadai et j’allais à Paris. J’y travaillai pendant toute la durée de mon séjour grâce aux papiers qu’un exempté, Choméras, m’avait donné. Voulant avoir des renseignements sur ma situation militaire, je montrais mes pièces à un agent de police dont j’avais fait la connaissance dans une école d’électricité. Cet agent. Cet agent m’invita à le suivre au commissariat me disant que si ma situation était régulière, je ne serais pas inquiété. Je fis conduit au Petit Parquet où j’appris que Choméras était recherché pour des vols. Comme je ne voulais pas prendre la responsabilité de ces vols, j’avouai que j’étais Flachaire. C’est moi qui révélai mon identité car on ne m’avait aucune remarque au sujet de mon signalement. 

La défense d’accord avec le commissaire-rapporteur renonce à l’audition du témoin, le sergent major Lavraud. 

Déposition du témoin, le caporal Caron :

Je ne connaissais pas Flachaire lorsque le sergent-major Lavraud me le confia pour le ramener à la compagnie. Nous sommes allés ensemble jusqu’aux tranchées de la position de réserve. A partir de là, je n’ai plus vu Flachaire.

Sur question : pour aller jusqu’aux tranchées de réserve, le bombardement n’était pas violent !
-pendant qu’il était avec moi, Flachaire m’a suivi docilement, je n’avais aucun doute sur lui
-Flachaire est allé jusqu’à l’endroit où se faisait le ravitaillement à 3 kms environ des lignes 

Après avoir écouté les réquisitions du commissaire du gouvernement et ses conclusions, après avoir écouté la plaidoirie du caporal-fourrier Mirtil défenseur de Flachaire, le Conseil s’était retiré pour délibérer.

Après délibérations, le Conseil de Guerre de la 40e Division a déclaré Flachaire coupable d’avoir :

-le 23 avril 1916, dans le secteur du Mort-Homme (Meuse) abandonné son poste en présence de l’ennemi ;
-déserté à l’intérieur en temps de guerre dans la nuit du 10 au 11 mai 1916 à Haironville (Meuse) et ce après des désertions antérieures.

En conséquence, ledit Conseil de Guerre, à la majorité de 3 voix contre 2 a condamné Flachaire à la peine de mort, en vertu des articles 213, 239, 232 et 135 du code de justice militaire (purge de contumace pour la condamnation encourue le 5 février 1917 devant le Conseil de Guerre de la 40e DI).

Le jour même, le sergent Barbarin faisant fonction de greffier du Conseil de Guerre, a enregistré la demande de Flachaire de se pourvoir en révision devant le Conseil de révision de la 8e Armée qui a confirmé ce jugement le 13 novembre.

Le dossier de Flachaire a été transmis par voie hiérarchique au Ministère de la Justice. La direction des affaires criminelles et des grâces s’était montrée indulgente : reconnu comme déséquilibré et n’ayant qu’une responsabilité atténuée. Un des juges a signé un recours en grâce. Autorités hiérarchiques partagées, général en chef penchant pour une mesure de clémence. La « guerre » à l’intention de faire commuer en 20 ans d’emprisonnement.

Le Président de la République française, vu la loi du 25 février 1875, sur le rapport du Président du Conseil, Ministre de la Guerre et d’après l’avis conforme émis par le Garde de Sceaux, Ministre de la Justice, en exécution de l’article 2 du décret du 10 juillet 1852, décrète : 


Le 21 décembre, le Conseil de Guerre de la 40e DI présidé par le Lt-Colonel Bergé, s’était réuni à la demande du général commandant la Division.


La peine de mort requise contre Flachaire a été commuée en 20 années de prison. Exclu de l’Armée puis écroué à la prison militaire d’Albi le 2 janvier 1918, Flachaire a séjourné dans plusieurs établissements, l’atelier militaire n°78 à Aire-sur-la-Lys, la prison militaire de Lille, la maison centrale de Poissy.

Le 18 mars 1921, il a obtenu une 1ère remise de peine de 5 années. Par décret du 17 novembre 1921, Flachaire a reçu une remise de 20 ans sur l’ensemble des 2 peines. Libéré par suspension de sa peine le 28 janvier 1922. Affecté à la 2e section métropolitaine des exclus le 30 septembre 1922, il a obtenu une remise de peine de 9 ans et ½ de prison sur l’ensemble des 2 peines par décret du 15 mai 1923 et a été définitivement libéré.


Dans ce dossier, on ne peut pas dire que le commissaire-rapporteur ait bâclé son instruction. Flachaire a été interrogé à 3 reprises sans compter l’officier de police judiciaire et l’examen médical par un spécialiste. L’extrait du courrier ci-dessus adressé au commissaire-rapporteur montre que Flachaire possède une bonne éducation, ses lettres sont bien écrites. Il a le sens de la répartie même si ses explications ne peuvent pas, dans tous les cas, être corroborées par des documents. Le soldat Flachaire est-il un affabulateur ou un déséquilibré héréditaire comme le pensait le médécin Leroy ?

Un soubresaut des mutineries ? :

     Depuis le mois de février, le 267e RI a changé plusieurs fois de secteur. D’abord à Condé en Brie où il était à l’instruction, puis à Gernicourt où il arrivait fin février pour relever le 151e RI. Un mois plus tard, il cantonnait à Guyencourt alternant la tenue du secteur avec le 151e RI. Le 4 avril, lors d’une attaque allemande, 2 de ses compagnies étaient presque entièrement faites prisonnières. Renforcé par un bataillon du 162e RI, le régiment reprendra une partie du terrain perdu. Le 16 avril, au retour d’une relève, le 267e RI attaquait, capturait 4 officiers, 30 sous-officiers et environ 300 soldats allemands et de matériels au prix de lourdes pertes (92 tués dont 5 officiers, 508 blessés dont 20 officiers et 91 disparus). Relevé le 7 mai, il partait par étapes à l’instruction au camp de Mailly. Le 15 juillet, c’était le départ pour Verdun. Le 28 août, il était en ligne dans le secteur de Fleury, les pertes étaient sévères. Le 15 septembre, le régiment était relevé, prélude à sa dissolution qui est intervenue le 20 septembre. Le 4e bataillon a été versé au 154e RI.

Rapport du commissaire-rapporteur de la 40e DI daté du 13 novembre 1917.


Le 9 septembre, le 4e bataillon du 267e RI qui avait été relevé de la 1ère ligne dans la nuit du 8 au 9 septembre, se trouvait en réserve dans le ravin de la couleuvre dans le secteur de Verdun, lorsque vers 21 heures, l’ordre fut donné de lever le bataillon qui devait remonter en ligne. Le sergent Hamonet chef de section, transmit cet ordre à la 4e section de la 15e compagnie à laquelle appartenait le soldat Fournier. J’ordonne à tous les hommes de s’équiper et de se rassembler au fur et à mesure à la sortie de la sape où ils étaient tous à l’abri. Mais de vives protestations se firent entendre et un certain nombre de soldats parmi lesquels se trouvait Fournier déclarèrent qu’ils étaient fatigués par 33 jours de secteur, qu’ils n’en pouvaient plus et qu’ils ne marcheraient pas. En effet, tous restèrent dans la sape sans s’équiper. Le sergent Hamonet rendit compte de cette situation au lieutenant Bel commandant la compagnie qui lui-même prévient le capitaine Bernard commandant le bataillon. Le capitaine Bernard s’est immédiatement rendu à la sape occupée par cette section, constata que les hommes étaient restés dans la sape ou dans l’escalier et que la plupart n’étaient pas équipés. Je m’adressai à Fournier qui était assis sur la 1ère marche et demanda s’il était exact qu’il refusait de marcher. Fournier répondit sur un ton insolent et décidé : « on ne marche pas, on en a assez ». Invité à donner son nom, il déclara s’appeler Legrand. Le capitaine Bernard prit les noms de 7 autres hommes et borna là son intervention. Le lieutenant Bel, engagea à son tour les coupables à ne pas persister dans leur refus, leur démontrant la gravité et les conséquences de l’acte qu’ils commençaient. Ce fut en vain et pendant tout le temps que dura l’alerte (car un contre-ordre fut donné une ½ heure après) aucun de ces hommes ne voulut s’équiper et ne consentit à rejoindre ses camarades au lieu fixé pour le rassemblement. Ces actes de désobéissance étant extrêmement grave non seulement en raison des nombreuses attaques allemandes qui venaient d’être déclenchées mais aussi du fait que ce refus d’obéissance avait été collectif et que le mouvement se serait étendu à d’autres sections de la 15e compagnie même à d’autres compagnes du bataillon. Le mouvement n’ayant pas été concerté, il est impossible de dire que Fournier en a été l’instigateur mais sa responsabilité est cependant très grande car il est apparu comme un sorte de meneur, son attitude, ces propos ont exercé à cette occasion une funeste influence sur ces camarades. Fournier dénie sa culpabilité ? Il reconnait avoir murmuré comme ses camarades lors de la transmission de l’ordre du sergent Hamonet mais prétend s’être équipé et n’avoir jamais refusé d’obéir. 

Le soldat Fournier est un engagé volontaire mais il a peu de présence au front. Il est venu au front pour la 1ère fois le 25 avril 1917, évacué le 14 juin, il n’est revenu que le 24 août mais il faut savoir que les renseignements recueillis sur son compte sont plutôt mauvais. Il a encouru depuis avril 1916, 89 jours de punition dont 37 de prison et 18 de cellule. De plus, quelques jours avant les faits qui lui sont actuellement reprochés, Fournier avait déjà formellement refusé de prendre part à une corvée de transport de munitions et avait, de ce fait, été menacé de Conseil de Guerre. Fournier a déjà été condamné par un tribunal correctionnel. 

Le Conseil de Guerre de la 165e DI, dans sa séance du 25 octobre, avait condamné le soldat Fournier à la peine de mort pour refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi. Suite à ce jugement, Fournier s’était pourvu en révision le 26 octobre.

Le 31 octobre, le Conseil de révision avait statué sur sa demande.

Il est intéressant de s’attarder sur le contenu de son arrêt.

Vu le recours non motivé formé par le condamné Fournier le 26 octobre, recevable sur la forme.

Vu les conclusions du commissaire du gouvernement près le Conseil de révision, tendant à l’annulation de la procédure suivie contre Fournier, à partir du rapport et des conclusions du commissaire-rapporteur.

Sur le moyen pris de la violation de l’article 99 du code de justice militaire.

Attendu qu’à la date du 7 octobre 1917, le général commandant la 165e DI a donné l’ordre d’informer contre Fournier et consorts qu’ils se seraient rendus coupables de : refus d’obéissance de marcher contre l’ennemi, crime prévu par l’article 218 du code de justice militaire. 

Attendu que dans le seul interrogatoire subi par Fournier, le commissaire-rapporteur après lui avoir fait connaitre le chef de la prévention, l’a interrogé sur un refus d’obéissance que le prévenu aurait opposé à l’ordre de monter en ligne que lui a donné le seul capitaine Bernard.

Attendu que dans son rapport, le même magistrat a conclu à ce que Fournier et consorts soient mis en examen pour avoir refusé d’obéir à l’ordre à eux donné par leurs chefs, le lieutenant Bel, le sergent Hamonet, le sergent Lecomte et le capitaine Bernard, de monter en ligne avec cette circonstance aggravante qu’ils étaient commandés pour marcher contre l’ennemi.

Attendu que sur ordre de mise en jugement en date du 23 octobre conforme à ces conclusions, Fournier a comparu devant le Conseil de Guerre le 25 de ce même mois. 

Que ledit Fournier a été reconnu coupable :

1-d’avoir refusé d’obéir à l’ordre à lui donné par son chef le capitaine Bernard, qui lui commandait de monter en ligne, avec cette circonstance aggravante que ledit refus d’obéissance avait été commis, alors que Fournier était commandé pour marcher contre l’ennemi.
2-d’avoir refusé d’obéir à pareil ordre à lui donné par son chef le lieutenant Bel avec la même circonstance aggravante
3-d’avoir refusé d’obéir à pareil ordre à lui donné par son chef le sergent Hamonet avec la même circonstance aggravante 

Attendu qu’aux termes de l’article 99 du code justice militaire, la poursuite des crimes et délits ne peut avoir lieu à peine de nullité que sur un ordre d’informer, qu’aux termes de l’article 152 du même code, la division n’use de la faculté que lui donne l’article 156 de procéder à la mise en jugement direct, sans instruction préalable.

Attendu qu’en l’espèce, sur le rapport et les conclusions du commissaire-rapporteur, Fournier a été mis en jugement et condamné pour : deux refus d’obéissance qui n’avaient pas été visés dans l’ordre d’informer, base des poursuites et que dès lors, la procédure est entachée de nullité à partir du rapport du commissaire-rapporteur. 


Le Conseil de révision de la 8e Armée, en cassant le jugement de la 165e DI, a annulé toutes les pièces de ce jugement.

C’est donc une erreur de procédure dans la transcription des motifs d’inculpation qui a motivé la décision du Conseil de révision de la 8e Armée. Le soldat Fournier a été renvoyé devant le Conseil de Guerre de la 40e DI. Toute la procédure actuelle ne concerne que la 40e DI.

Le 10 novembre, le commissaire-rapporteur de la 40e DI était d’avis qu’il fallait demander au général commandant la 40e DI un ordre d’informer supplémentaire contre Fournier pour les faits relevés dans le précédent rapport. Le 11 novembre, le général a ordonné qu’il soit informé contre Fournier par le commissaire-rapporteur.

Le 12 novembre, Fournier était interrogé par le sous-lieutenant Christophe commissaire-rapporteur de la 40e DI.


Je n’ai pas refusé d’obéir. L’ordre d’alerte a été apporté par le soldat Denlonchy qui veillait en dehors de la sape pour les gaz. Le sergent Hamonet qui commandait la section, était couché dans la sape : en recevant l’ordre d’alerte, il nous a dit de nous apprêter et de monter aussitôt qu’on serait prêt. Tous ceux qui étaient dans la sape, moi comme les autres, avons murmuré en recevant cet ordre en disant que c’était malheureux de nous faire remonter, qu’il y avait 33 jours que nous étions en ligne, que nous étions plein de vermines et que nous étions fatigués mais je n’ai pas dit que je ne monterais pas. Je me suis équipé comme les autres. Je suis sorti de la sape et en arrivant en haut de la dernière marche, je me suis assis. C’est là que le capitaine Bernard est venu me trouver pour me demander mon nom. Je n’ai pas vu le lieutenant Bel à ce moment-là et il n’est venu nous causer qu’après la fin de l’alerte qui avait duré 10 minutes. Le sergent Lecomte ne m’a rien dit non plus.

Demande : Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Réponse : je voudrais aller dans l’Armée d’Orient 

Les dépositions du capitaine Bernard et du sergent Hamonet ne sont pas présentes dans le dossier.

Le 14 novembre, après avoir fait extraire de prison le soldat Fournier, en application de l’article 101 du code de justice militaire, le commissaire-rapporteur et le commis-greffier Bard, lui ont donné lecture des pièces.

Le même jour, vu la procédure instruite, vu le rapport, l’avis et les conclusions du commissaire-rapporteur, établissant que la prévention était suffisamment établie contre Fournier, le général a ordonné sa mise en jugement et la convocation du Conseil de Guerre. Les témoins requis étaient le capitaine Bernard et le sergent Hamonet. Le défenseur désigné d’office était le caporal-fourrier Mirtel.

Le soldat Fournier était cité à comparaître devant le Conseil de Guerre pour : avoir le 9 septembre 1917 dans le secteur de Verdun, refusé d’obéir à l’ordre de service à lui donné par ses supérieurs le capitaine Bernard et le sergent Hamonet, avec cette circonstance que ledit ordre de service, était celui de marcher contre l’ennemi.

Les cédules signifiant au capitaine Bernard et au sergent Hamonet d’être présents le 17 novembre, étant parvenues trop tard par la Poste, à l’unanimité des voix, le Conseil de Guerre a été renvoyé à une date ultérieure.

Sur l’ordre du général Laignelot, un nouveau Conseil de Guerre a été convoqué pour le 23 novembre.

Dans le dossier, on peut lire les notes d’audience de cette séance et en particulier les déclarations du capitaine Bernard et du sergent Hamonet :


Le capitaine Bernard dépose : le 9 septembre, nous avons reçu l’ordre d’alerter le bataillon. J’ai supposé que c’était pour contre-attaquer puisque nous devions faire distribuer des grenades et des vivres. Le bataillon que je commandais...était alors au bois des Fosses. Le lieutenant Bel vint me prévenir que la 4e section de la compagnie refusait de marcher, comme c’était sur mon chemin, je m’y fis conduire. En arrivant, j’aperçus un homme assis sur la 1ère marche de l’escalier descendant à la sape. Il faisait nuit, je m’éclairais avec ma lampe électrique et je lui demandais son nom. Il me répondit « Legrand ». Je descendis dans la sape et pris quelques noms puis je partis. 

Sur question : je reconnais parfaitement Fournier, c’est bien lui qui était sur la 1ère marche et qui m’a répondu se nommer Legrand.

-Je lui demandai : alors vous ne voulez pas marcher ? Il me répondit textuellement ceci : non, on ne marche pas, on en a assez

-Fournier n’était pas équipé, il n’avait pas de casque. Je l’affirme.

-Parmi les hommes qui étaient dans la sape et que j’ai interrogé, quelques-uns étaient équipés. Mais je ne souviens pas lesquels et je ne me suis pas attardé, il fallait que j’aille en avant.

-Fournier dit : je n’ai pas dit au capitaine que je ne voulais pas marcher. J’étais équipé. Quand le capitaine m’a demandé mon nom, j’ai répondu Fournier.

Sur question : c’est bien moi qui était en haut de l’escalier et c’est moi que le capitaine a éclairé avec sa lampe

Je demande à aller à l’Armée d’Orient 

A l’issue du réquisitoire et de la plaidoirie, 2 questions ont été posées aux juges :

1- Le soldat Fournier est-il coupable d’avoir avoir le 9 septembre 1917, refusé d’obéir à l’ordre de marcher contre l’ennemi que lui donnait le capitaine Bernard son supérieur ?
2- Le soldat Fournier est-il coupable d’avoir le 9 septembre 1917, refusé d’obéir à l’ordre de marcher contre l’ennemi que lui donnait le sergent Hamonet son supérieur ?

Sur la 1ère question, les juges, à l’unanimité, ont déclaré Fournier coupable.
Sur la 2ème question, les juges, à l’unanimité, ont déclaré Fournier coupable.

A la majorité de 4 voix contre 1, les juges ont condamné Fournier à la peine de mort avec dégradation militaire en application des articles 218 et 135 du code de justice militaire.

Le soldat Fournier s’était pourvu en révision mais par arrêt du 28 novembre, le Conseil de Guerre de la 8e Armée a rejeté sa requête.

Le lieutenant-colonel Tavernier, commissaire du gouvernement près du Conseil de révision, a adressé le dossier du soldat Fournier au Ministère de la Justice.


Présentation du cas Fournier par la Direction des affaires criminelles et des grâces. Fournier, 21 ans, célibataire, maçon, un antécédent. Recours en révision rejeté le 28 novembre par le Conseil de révision de la 8e Armée.

Plusieurs hommes du même bataillon que Fournier ne voulurent pas, le 9 septembre dernier, prendre part à un rassemblement en vue de monter en ligne. Fournier, très surexcité, parait avoir été un des instigateurs de ce commencement de mutinerie. A deux reprises au moins, il ne voulut pas obtempérer à l’ordre de marcher qui lui était donné par les gradés et les officiers. Un antécédent à 6 mois avec sursis pour vol. Assez mal noté et assez fréquemment puni dans le service. Recours en grâce signé par 3 des membres du Conseil de guerre. Considérant qu’au moment où le refus de marcher s’est produit, les hommes étaient exténués et s’étaient bravement comportés, les autorités hiérarchiques inclinent vers une mesure de clémence. La dégradation militaire ayant été régulièrement prononcée, la « Guerre » à l’intention de faire commuer en 20 ans de prison. Proposition d’adhérer.

Adhésion du Garde des Sceaux le 17 décembre

Par un courrier du 18 décembre adressé au Ministre de la guerre, le Garde des Sceaux Ministre de la justice indiquait : votre intention est de demander que la peine soit commuée en celle de 20 ans de travaux forcés. J’ai l’honneur de vous faire connaître que je n’ai aucune objection à formuler à l’encontre de cette proposition.

Le 22 décembre 1917, le sous-secrétaire d’Etat de la Justice militaire répondait au Ministre de la Justice en lui signifiant que sur le rapport qui lui a été soumis et où était consigné votre avis, le Président de la République a, par décret du 19 décembre 1917, commué en 20 années de travaux forcés la peine de mort avec dégradation militaire prononcée par le Conseil de Guerre de la 40e DI contre le soldat Fournier du 154e RI.


Le 31 décembre, l’officier d’administration Volait, greffier près du Conseil de Guerre de la 40e DI, s’était rendu à la prison militaire de la division et a donné lecture à Fournier, de la décision du Président de la République qui a commué la peine de mort avec dégradation militaire prononcée contre lui en celle de 20 années de travaux forcés avec dégradation militaire.

Amnistié le 17 septembre 1921 en application de l’article 18 de la loi du 29 avril 1921, Fournier a été « renvoyé dans ses foyers » le 20 janvier 1922. Après-guerre, Fournier a été condamné 29 fois.

En 1916, nous avons déjà rencontré ce genre de dossier où la désobéissance collective était présente. Néanmoins, si cette affaire possède par certains aspects, les signes d’une mutinerie, il faut plutôt y voir un groupe de militaires harassés qui influencés par l’un d’entre-deux, ont refusé d’obéir. Les signes distinctifs des mutineries du début juin, sont absents : pas de revendication de paix, pas de drapeau rouge, pas de chant révolutionnaire, etc. Même si Fournier ne l’a pas avoué, il a certainement influencé plusieurs de ses camarades.

12- Cohorte de Décembre : 24 condamnés à mort, aucun exécuté, 19 commutations de peine, 5 jugements annulés pour vice de forme par les conseils de révision d’armée sur les 15 examinés. 

     Le nombre des condamnés à mort a légèrement augmenté sans attendre les valeurs des mois précédents. On dénombre 24 condamnés à mort, dont 5 ont eu leur jugement annulé par le Conseil de révision, sur un total de 15 qui s’étaient pourvus en révision. Pour les 19 restants dont le sort a été soumis à la décision du Président de la République, ce dernier n’a refusé aucune demande de grâce. Au final, dans la zone des Armées, aucun soldat de la cohorte n’a été exécuté.

Un dossier compliqué :

     A partir du 17 janvier, le 132e Régiment d’infanterie était à l’instruction et au repos vers Charly. A partir du 1er février, il était dans la région de l’Ourcq. Le 7 mars, il effectuait des travaux vers Villers-Cotterêts. Le 23 mars, il était à nouveau au repos et à l’instruction au sud de Braine. Le 6 avril, le régiment allait occuper un secteur vers Moussy-sur-Aisne. Le 16 avril, le 132e était engagé dans la 2e Bataille de L’Aisne qui lui coûtait selon le JMO en tués 9 officiers, 17 sous-officiers, 134 soldats et en blessés 12 officiers, 22 sous-officiers, 348 soldats. Le régiment était retiré du front le 21 avril et mis au repos vers Soissons. Le 8 mai, il occupait un secteur vers l’Epine de Chevregny et le canal de l’Oise à l’Aisne.

Le 16 mai, le 132e RI recevait l’ordre de se porter d’urgence en ligne dans le secteur de Certeaux à l’est de la Royère. Dans la nuit du 16 au 17 mai, au cours de la relève, les allemands attaquaient et réussissaient à prendre pied dans les tranchées de 1ère ligne. La nuit suivante, une contre-attaque qui comprenait la 5e compagnie reprenait une partie du terrain perdu. On ne sait pas si le soldat Le Maréchal a pris part à cette attaque, mais le 19 mai alors que la compagnie était prête à contre-attaquer, il disparaissait du champ de bataille. Le soldat Le Maréchal était porté disparu, présumé « tué ».

Un mois plus tard, le 21 juin, Le Maréchal se présentait à l’hôpital d’étapes (H.O.E.) 1/31 pour se faire examiner. Il était évacué sur l’hôpital temporaire (H.T.) n°21 d’Haxo-Epinal, où on se contenta de porter sur le billet d’hôpital la mention « en permission irrégulière ». Le médecin-chef ne fut au courant de sa situation irrégulière que lorsque Le Maréchal commis d’autres délits, après avoir tenté d’escroquer la somme de 5 francs à un vaguemestre. Le 11 juillet, Le Maréchal désertait à l’intérieur.

Le 16 juillet, l’officier d’administration Liège, gestionnaire de l’hôpital temporaire n°21 à Haxo, signalait que le soldat Le Maréchal, entré le 20 juin, avait disparu le jour même.

Le 22 septembre, Le Maréchal était arrêté rue d’Alsace à Paris par le garde républicain Gaffoy, porteur d’un titre de permission falsifié et surchargé au nom de Gourdin.


La situation du soldat Le Maréchal étant maintenant connue, la procédure judiciaire se mettait en route.

Le 27 juillet, le capitaine Fauveau commandant la 5e compagnie adressait son rapport au lieutenant-colonel Perret commandant le 132e RI.


Le 5 août, le lieutenant-colonel Perret requérait le capitaine Muller, prévôt de la 56e DI, comme officier de police judiciaire pour enquêter sur les crimes et délits dont s’était rendu coupable le soldat Le Maréchal. L’intention du lieutenant-colonel Perret était de juger de dernier par contumace.

Le 14 août, le capitaine Muller, officier de police judiciaire, interrogea les témoins : le caporal Martin, les soldats Vinchon, Naudin et Darfeuille. Le 18 août, il interrogea le prévenu.

Extraits de l’interrogatoire du soldat Le Maréchal :


Le 9 août, porteur d’une commission rogatoire décernée par l’officier de police judiciaire Muller, le capitaine Lasvigne, commandant la gendarmerie de l’arrondissement d’Epinal, officier de police judiciaire militaire, a procédé à l’audition de Maurice Gazzola, médecin-major de 2e classe, chef de l’H.O.E. 1/31 d’Epinal.

Demande : Il résulte d’une pièce jointe au dossier de plainte en Conseil de Guerre contre le soldat Le Maréchal du 132e RI que ce militaire a été hospitalisé dans l’H.O.E. 1/31 au retour d’un séjour irrégulier chez lui. Comment se fait-il que son entrée à l’hôpital n’a pas été signalée au corps comme l’exigent les prescriptions du G.Q.G. ?

Réponse : le soldat Le Maréchal inscrit à l’H.O.E. 1/31 sous le n° 69059 est passé à la formation le 20 juin vers 19 heures ; il a été évacué vers 20 heures sur l’H.T. 21 à Haxo avec un billet d’hôpital portant la mention : en permission irrégulière. Ce billet d’hôpital a été établi de toutes pièces par l’aide-major de garde de l’HOE parce que ce militaire était de passage à la gare qui se trouve près de la formation. L’H.O.E. n’ayant pas hospitalisé cet homme, n’avait pas à prévenir son corps. 

Demande : Comment le soldat Le Maréchal est-il sorti de cet hôpital pour entrer à l’H.T. 21 Haxo-Epinal sans que ce changement ait été signalé au corps ?

Réponse : L’H.O.E. n’avait pas à prévenir le corps, ce devoir incombant à l’hôpital réceptionnaire.

Demande : Quelles étaient les intentions du Service de Santé à son égard et quelle affection a motivé son hospitalisation ?

Réponse : il a été évacué sur l’hôpital d’Haxo 21 pour affection vénérienne et furonculose.

Demande : Quelles sont les dates exactes d’entrée et de sortie de l’H.O.E. 1/31 ?

Réponse : Entrée : 20 juin à 19 heures et sortie, même jour à 20 heures.

Demande : Quelle a été l’attitude de l’inculpé pendant son séjour dans votre hôpital ?

Réponse : Son séjour a été de trop courte durée pour avoir pu l’apprécier. A la question qui lui a été posée pour quel motif, il s’était absenté irrégulièrement de son corps, il a répondu que c’était parce qu’il y avait 7 mois qu’il n’avait pas eu de permission.

Le 10 août, porteur d’une commission rogatoire décernée par l’officier de police judiciaire Muller, le capitaine Lasvigne, commandant la gendarmerie de l’arrondissement d’Epinal, officier de police judiciaire militaire, a procédé à l’audition de Louis Jacquinot, médecin-major de 2e classe chef de l’H.T. n°21 d’Haxo-Epinal.

Demande : Lorsque le soldat Le Maréchal est entré à l’H.T. 21 le 20 juin 1917 venant de l’H.O.E. 1/31 où il était en traitement, avez-vous eu connaissance de la situation irrégulière de ce militaire ?

Réponse : Je n’ai eu connaissance de la mention portée sur son billet d’entrée à l’hôpital : « homme qui s’est présenté à la visite de l’H.O.E. 1/31, retour d’un séjour irrégulier chez lui » que lorsque les délits ont été commis par ce militaire, qui était déjà parti. Cette mention était inscrire en caractères très petits et n’a pas attiré l’attention du médecin traitant. 

Demande : Le Corps a-t-il été prévenu de l’entrée du soldat Le Maréchal dans votre formation ?

Réponse : Oui, le Corps a été immédiatement prévenu de l’entrée du soldat Le Maréchal à l’hôpital Haxo, c'est-à-dire le 21 juin, lendemain de son arrivée ici. C’est du reste, une formalité que nous remplissons pour tous les autres.

Demande : Quelles étaient les intentions du Service de Santé à son égard et quelle affection a motivé son hospitalisation ?

Réponse : Le Service de Santé avait l’intention de le soigner d’abord pour la syphilis dont il était atteint et qui a motivé son hospitalisation et de le renvoyer à son Corps sans lui octroyer ni permission, ni convalescence. 

Demande : A quelle date exacte le soldat Le Maréchal s’est-il évadé de l’H.T. 21 ?

Réponse : Le 16 juillet 1917 vers 8 heures
  

Le soldat Le Maréchal était ramené à la prison du Quartier Général de la 56e division le 6 octobre.

Le 21 octobre, le lieutenant-colonel Perret commandant le 132e RI adressait au général Demetz, commandant la 56e Division, le rapport du capitaine Muller, officier de police judiciaire, comprenant les pièces suivantes :


Les témoins requis étaient le caporal Martin Edouard, les soldats Naudin, Martin Alfred, Darfeuille et Vinchon.

Le 31 octobre, le général Demetz, commandant la 56e DI, a ordonné qu’il soit informé contre le soldat Le Maréchal.

Le 6 novembre, porteur d’une commission rogatoire décernée par le commissaire-rapporteur, le capitaine Muller, prévôt de la 56e DI, a procédé à l’audition du caporal Duchêne infirmier au 132e RI.

Duchêne déclara se souvenir très bien du soldat Le Maréchal, de la 5e compagnie, qui s’est présenté à la visite le 3 mai au médecin-chef qui a diagnostiqué une ulcération de la verge. Le médecin-chef lui a prescrit un traitement et l’a exempté d’exercice le 4 mai. Il s’est présenté le 6 puis le 8 mai où on lui a ordonné de suivre le même traitement et où on l’a exempté de service. Duchêne indique que Le Maréchal n’a rien demandé d’autre. 

Le 7 novembre, toujours porteur d’une commission rogatoire décernée par le commissaire-rapporteur, le capitaine Muller, Prévôt de la 56e DI, a procédé à l’audition du caporal Martin Edouard et du soldat Naudin du 132e RI.

Le 10 novembre, le capitaine Troussel, commissaire-rapporteur, a procédé à l’interrogatoire du soldat Le Maréchal dans la salle du greffe de Wesserling :

Demande : Qu’avez-vous fait dans la nuit du 16 au 17 mai dernier et le lendemain dans le secteur de Certeaux ?

Réponse : J’étais avec mon régiment aux Champignonnières de Chassemy en mai dernier. Ma compagnie est montée en ligne et se trouvait d’abord en réserve de compagnie. La compagnie qui le trouvait devant nous ayant été à un moment relevée par ma compagnie, il s’est produit dans cette relève du désordre et j’ai perdu ma compagnie. Le lendemain matin, j’ai retrouvé ma compagnie. Ma compagnie était, à ce moment, dans un trou attendant des ordres. J’ai passé la journée dans ce trou et le soir, vers trois heures ou quatre heures, je suis parti. Peu de temps avant de partir, j’ai ramassé les lettres des camarades. 

J’ai quitté ma compagnie avec mon équipement, mon fusil et mon sac. J’ai laissé le tout aux Champignonnières de Chassemy. Après quoi, j’allai à Braine ; je me présentai à l’hôpital pour me faire porter malade mais on me refusa de me reconnaître [malade].

Cela se passait le 18 ou le 19 mai dernier ; je ne me rappelle pas la date exacte.

Demande : Vous saviez quand vous avez quitté votre compagnie, qu’une attaque était imminente ?

Réponse : Ma compagnie devait soi-disant attaquer

Demande : Vous n’avez pas pris part à la contre-attaque exécutée par votre compagnie dans la nuit du 17 ou 18 ?

Réponse : Non, je n’y ai pas pris part

Demande : Où étiez-vous ?

Réponse : Ma compagnie n’a pas attaqué pendant que j’étais là. Je me souviens que les allemands ont attaqué mais je n’ai pas pris part à la contre-attaque. Je devais être parti. 


Demande : Pourquoi n’avez-vous pas prévenu votre compagnie avant votre départ des lignes ?

Réponse : Sachant qu’on ne voulait pas m’évacuer, je n’ai voulu prévenir personne.

Demande : Quel est le médecin qui vous a examiné en dernier lieu à Braine ?

Réponse : Je ne suis présenté à l’ambulance 2, je crois, celle qui se trouvait à côté de la gare de Braine.

Demande : Que sont devenus les effets que vous avez emportés ?

Réponse : Comme je vous l’ai dit, le fusil, l’épée-baïonnette, le havresac et l’équipement sont restés à la Champignonnières de Chassemy à l’endroit que nous venions de quitter. Le reste, je l’ai gardé et le porte encore sur moi. Je n’ai rien laissé dans le trou où se trouvait ma compagnie lorsque je l’ai quitté. Je n’étais pas là lorsque l’éboulement s’est produit dans ce trou, je n’ai jamais eu connaissance de ce fait.

Demande : Qu’avez-vous fait dans la suite ? 

Réponse : Je me suis rendu chez mes parents et leur ai dit que j’étais en permission. Je me suis soigné moi-même. Je restai chez mes parents une quinzaine de jours. Je repartis de chez moi sans prévenir mes parents ; je m’arrêtais à Caen et de là, j’allai à Epinal pour rejoindre mon régiment. J’avais appris à Achères par des militaires du 132e, que mon régiment se trouvait dans les Vosges.

Demande : Qu’avez-vous fait à Epinal ?

Réponse : Je me présentai au Commissaire de gare, lui disant que j’étais malade, il me fit conduire à un hôpital par un homme de garde. J’expliquai au médecin de l’hôpital ma situation, je lui dis que j’étais déserteur. On m’hospitalisa. Je restai près d’un mois à l’hôpital.

Demande : Expliquez-vous sur l’incident que vous eûtes dans cet hôpital avec un vaguemestre au sujet d’un mandat-poste de cinq francs ?

Réponse : Il est faux que j’ai touché deux fois le montant de ce mandat comme on me le reproche. Les faits se sont passés de la façon suivante : un jour, un vaguemestre distribuait les colis. Il me présenta un cahier à émarger ; j’avais commencé à signer mon nom sur le cahier, lorsque le vaguemestre m’interrompit me disant que je ne devais pas signer car il avait à me remettre non pas un colis mais le mandat le lendemain et qu’alors je finirais de signer mon nom.

Je me rappelle très bien qu’à ce moment, il y avait à côté de moi un sergent du 172e qui me fit observer que j’avais tort de commencer à signer mon nom. 

Le lendemain, je demandai au vaguemestre le paiement du mandat. Mais il me répondit que je l’avais touché la veille, ayant signé en partie.

Le vaguemestre fit son compte et constata que rien ne lui manquait en me payant les cinq Francs : il me remit les cinq Francs.
  

Le chasseur avait de faux papiers et se faisait appeler Douarim. Je ne sais pas son vrai nom. Je fus arrêté à Paris quelque temps après. Je travaillai à Paris avec Douarim. Il n’a pas été arrêté en même temps que moi.

Demande : Dans quelles conditions vous êtes-vous procuré la permission dont vous avez été trouvé porteur ?

Réponse : J’ai expliqué comment cette permission m’avait été remise dans l’état même où elle se trouve par un individu en civil dans un café. Je l’ai payé 10 Francs. Il m’offrit d’autres pièces notamment un livret de réforme pour 80 Francs. 

Je n’ai rien touché à la permission telle qu’elle est. Je n’y ai porté aucune mention et fait aucune rature ou surcharge. J’ai présenté cette permission, le jour même où je me l’étais procuré, à la police et c’est alors que j’ai été pris. Auparavant, je travaillais sur les quais sans papier et l’on ne m’avait jamais rien demandé.

Je n’ai rien à ajouter.

Le 15 novembre, porteur d’une commission rogatoire décernée par le commissaire-rapporteur, le brigadier de gendarmerie Péchiné a procédé à l’audition de Jean Perry vaguemestre à l’hôpital temporaire n°21 d’Epinal.

Question : lorsqu’en juillet dernier, le sieur Perry se trouvait mobilisé comme vaguemestre à l’hôpital 21 d’Epinal, il eut un incident au sujet d’un mandat de 5 Francs, avec le soldat Le Maréchal qui se serait fait payer 2 fois ledit mandat. Le Maréchal prétend ne l’avoir touché qu’une fois.

Réponse : vers le début d’août dernier, j’ai effectué le paiement comme vaguemestre à l’hôpital 21 à Epinal de divers mandats à plusieurs militaires. Le soldat Le Maréchal a reçu de mes mains la somme de 5 Francs qu’il a émargée sur mon registre où il n’a signé qu’incomplètement. La signature indiquait seulement « le Maré » ce que je n’ai pas constaté de suite. Le lendemain, le militaire en question s’est présenté de nouveau à mon bureau avec d’autres soldats venant toucher des mandats. Le Maréchal m’a alors réclamé le montant de son mandat de 5 Francs déjà touché la veille et à mon observation au sujet de son émargement, il m’a répliqué que j’avais arrêté sa main lorsqu’il signait ayant l’intention de lui verser son mandat le lendemain. C’est alors que j’ai constaté que sa signature du jour du 1er paiement de son mandat, était incomplète comme je viens de l’indiquer. J’ai payé une 2ème fois ledit mandat de 5 Francs à Le Maréchal à qui j’ai donc fait compléter sa signature. J’ai rendu compte au médecin chef Jacquinot. 

Porteur d’une commission rogatoire décernée par le commissaire-rapporteur, le 21 novembre, le Maréchal des logis-chef de gendarmerie Bézanger a procédé à l’audition du soldat Cussignot du 8e régiment d’artillerie à pied à l’hôpital d’Epinal.

Extraits de l’audition du sergent Cussignot :


Le soldat Cussignot n’a aucun doute sur la culpabilité de Le Maréchal : je ne m’étais pas caché l’avant veille pour dire que je venais de toucher le montant des coupons d’un titre de rente.

Porteur d’une commission rogatoire décernée par le commissaire-rapporteur, le maréchal des logis de gendarmerie Guyot a procédé à l’audition du sergent Couvreur du 132e RI le 21 novembre à l’hôpital d’Epinal.

Extraits de l’audition du sergent Couvreur :

D : que savez-vous au sujet des faits reprochés à Le Maréchal qui, le 19 mai dernier a abandonné son unité ?
R : le soldat Le Maréchal a quitté son unité le 19 mai dernier. Il a disparu au retour d’une corvée vers midi. Son absence a été constatée quelques heures après. Ce militaire savait pertinemment que la compagnie devait contre-attaquer. Cette opération tentée la veille ayant échouée, la section dont faisait partie Le Maréchal, était susceptible d’y prendre part. 

Le 24 novembre, le capitaine Troussel interrogea le capitaine Fauveau à Wesserling.


Le 20 décembre, le capitaine Troussel commissaire-rapporteur rédigeait son rapport qui n’était pas très flatteur pour le soldat Le Maréchal.

Le 27 avril 1917, le soldat Le Maréchal comparaissait devant le Conseil de Guerre de la 56e DI accusé de vols militaires, faux et usages de faux en écriture authentique et publique, double désertion à l’intérieur en temps de guerre.

Bénéficiant de la plus grande indulgence, Le Maréchal ne fut condamné qu’à 5 ans et 6 mois de prison, l’exécution de cette peine fut suspendue. Le Maréchal rejoignit son régiment, le 132e RI. Le 16 mai 1917, son régiment étant aux champignonnières de Chassemy (Aisne) reçut l’ordre de se porter d’urgence en 1ère ligne dans le secteur de Certeaux.

Le Maréchal monta en ligne avec sa compagnie. Le 19 mai, la section dont faisait partie Le Maréchal se trouvant à proximité immédiate de l’ennemi, devait participer à une contre-attaque. Le Maréchal le savait ; il disparut avant la contre-attaque qui eut lieu dans la soirée du 19. Il fut porté : « disparu-présumé tué ».

Le Maréchal prétend s’être rendu chez lui, dans le Calvados, étant malade, les médecins refusant de l’évacuer. Le Maréchal s’était bien fait porter malade au début du mois de mai pour une ulcération de la verge mais sa dernière visite au major eut lieu le 8 mai ; depuis qu’il était remonté en ligne avec sa compagnie, il n’avait manifesté à personne l’intention de se faire porter malade. Son mal ne justifiait pas une évacuation, qu’il n’avait, d’ailleurs, jamais sollicitée.

Le 21 juin 1917, Le Maréchal se présenta de lui-même à l’H.O.E. 1/31 à Epinal, atteint d’accidents syphilitiques. Il fut envoyé à l’H.T. 21 Haxo.Epinal, où il fit connaître son état de désertion. Il fut hospitalisé jusqu’au 11 juillet 1917, date à laquelle il s’évada de l’H.T. 21.

Dans la nuit de 10 au 11 juillet, Le Maréchal avait soustrait à son camarade d’hôpital, le soldat Cussignot, pendant son sommeil, dans la poche de son pantalon, un porte-monnaie contenant une quarantaine de francs. Contraint d’avouer ce vol, Le Maréchal parvint à s’enfuir de l’HT 21 avec l’argent dérobé dans le but, dit-il, de faciliter une nouvelle désertion. 

Le Maréchal se rendit à Paris où il fut arrêté le 22 septembre 1917 par la gendarmerie porteur d’une permission au nom de Gourdin qui, originairement véritable, avait été falsifié par grattage et surcharge des dates qui y étaient portées. L’inculpé prétend avoir acheté ladite permission dans l’état même où elle se trouve ; mais dans tous les cas, il ne pouvait pas ignorer les grossières falsifications dont elle avait été l’objet et il la présenta aux gendarmes qui l’arrêtèrent affirmant s’appeler « Gourdin ». 

Récidiviste de la désertion, de vol et de faux, Le Maréchal n’a tenu aucun compte de l’avertissement qui devait résulter pour lui de la condamnation du 27 avril dernier, pas plus que de la bienveillance dont il bénéficia en cette circonstance.

Le Maréchal est non seulement un très mauvais soldat mais encore un malfaiteur dangereux : il ne mérite aucune pitié. 

Le 20 décembre, vu la procédure instruite, le rapport et l’avis du commissaire-rapporteur le général Demetz commandant la 56e DI a ordonné la mise en jugement du soldat Le Maréchal pour :

1-avoir abandonné son poste, le 19 mai, en quittant son unité qui était en 1ère ligne en présence de l’ennemi et sur un territoire en état de guerre.
2-avoir déserté en présence de l’ennemi ; pour s’être, le 19 mai, absenté sans autorisation à proximité immédiate de l’ennemi et être resté illégalement absent jusqu’au 21 juin 1917.
3-avoir, dans les mêmes circonstances, dissipé un fusil, une épée-baïonnette et un équipement.
4-avoir déserté à l’intérieur en temps de guerre pour s’être absenté sans autorisation de l’hôpital temporaire 21 du 11 juillet au 22 septembre jour de son arrestation.
5-avoir dans la nuit du 10 au 11 juillet à l’hôpital temporaire 21, frauduleusement soustrait un porte-monnaie contenant une quarantaine de francs au soldat Cussignot.
6-avoir, en septembre 1917, fait sciemment usage en la présentant aux gendarmes qui l’arrêtaient, d’un titre de permission, lui servant de feuille de route, falsifié par grattage et surcharge.

Le même jour, le capitaine Troussel commissaire-rapporteur a cité Le Maréchal à comparaître devant le Conseil de Guerre de la 56e DI pour le lendemain. Les témoins requis étaient le capitaine Fauveau, les soldats Vinchon, Cussignot et le caporal Duchêne. Le défenseur était le lieutenant De Villeneuve du 115e RIT.

Le Maréchal a déjà été condamné le 27 avril 1917 pour faux en écriture et désertion (du 15 juin 1916 au 18 janvier 1917) à 5 ans et six mois de prison. Le Maréchal ayant affirmé qu’il voulait participer aux attaques, l’exécution de la peine a été suspendue le 28 avril 1917.

Le 22 décembre 1917, le Conseil de Guerre de la 56e DI s’était réuni à Wesserling.


Après l’interrogatoire de l’inculpé sur son état-civil, la lecture de l’ordre de mise en jugement, le greffier donna lecture du rapport. Après avoir prêté serment, les témoins ont déposé.


A cette déposition, Le Maréchal fait l’observation suivante : je n’ai pris que 25 francs et ai laissé le porte-monnaie dans la poche.

Le témoin affirme énergiquement qu’il n’a pas revu son porte-monnaie.

Le Maréchal persiste dans ses déclarations.

Le témoin Duchêne, caporal-infirmier affirme qu’il a assisté à toutes les visites et que Le Maréchal ne s’est présenté que 3 fois à la visite.

Le Maréchal prétend s’être fait porter malade d’autres fois et s’être présenté à la visite.

Le témoin maintient ses déclarations 


Après l’audition des témoins, le réquisitoire du commissaire-rapporteur et la plaidoirie du défenseur, le Conseil s’était retiré pour délibérer. 

Au nom du peuple français, le Conseil de Guerre a condamné le soldat Le Maréchal à la peine de mort en vertu des articles 213, 239, 245, 248, 232 et 135 du code de justice militaire pour abandon de poste en présence de l’ennemi, désertion à l’intérieur, désertion en présence de l’ennemi, vol militaire et usage de fausse feuille de route.

Le même jour, les 5 juges du Conseil considérant qu’en présence d’un fait matériel incontestable et du texte absolu de la loi, il ne leur a pas été possible d’abaisser la peine dans des limites qui la rendissent mieux en rapport avec la nature et la gravité du délit. Considérant que malgré des faits qui ont entrainé sa condamnation, il est encore permis d’espérer qu’une mesure de clémence prise en sa faveur pourrait entrainer son amendement. Les juges ont recommandé Le Maréchal à la clémence du chef de l’Etat pour une commutation de peine.

Le soldat Le Maréchal s’était pourvu en révision contre le jugement prononcé. Le 2 janvier 1918, le Conseil de révision de la 7e Armée s’était réuni à Lure dans la salle du tribunal civil pour statuer sur ce pourvoi et avait rejeté à l’unanimité le pourvoi.


On remarquera que Le soldat Le Maréchal était défendu par Me Martin avocat à la Cour d’Appel de Montpellier.

Le Président de la République française, vu la loi du 25 février 1875, sur le rapport du Président du Conseil, Ministre de la Guerre et d’après l’avis conforme émis par le Garde de Sceaux, Ministre de la Justice, en exécution de l’article 2 du décret du 10 juillet 1852, décrète : 


Le 25 février 1918, le Conseil de Guerre de la 56e DI présidé par le lieutenant-colonel Bergé, s’était réuni à la demande du général commandant la Division. Il a été donné lecture au soldat Le Maréchal de la décision du Président de la République de commuer en 20 ans d‘emprisonnement la peine de mort prononcée contre lui le 22 décembre 1917.

Immatriculé aux sections métropolitaines d’exclus, il a été affecté à la section d’exclus de Nantes puis détenu à la maison centrale de Nîmes.

Par décret du 10 novembre 1920, le Président de la République a accordé une remise de peine de 6 ans. Par décret du 9 octobre 1921, le Président de la République a accordé une autre remise de peine de 4 ans. Par décret du 28 avril 1922, le Président de la République a accordé une remise de peine de l’entier restant de la peine de 20 ans de prison.

Dans cette procédure, le commissaire-rapporteur a eu un peu de mal à retrouver les témoins compte tenu des blessures, des changements d’affectation, et des déplacements des unités. Mais au final, malgré toutes ces difficultés, il a pu interroger ou faire interroger par officier de police judiciaire interposé tous les protagonistes directs de l’affaire. Trois mois après son arrestation, le soldat Le Maréchal était jugé ; on est loin des procès « express » de 10 à 20 individus du début juin « expédiés » en à peine 8 jours de procédure. Sans compter les courriers relatifs aux mesures de grâces survenues entre 1918 et 1922, ce dossier comporte une soixantaine de pièces ; on est également loin des dossiers de 5 à 6 pièces par inculpé présents dans les procès « fleuves » du début juin. Visiblement, le commissaire-rapporteur a pris « son temps », ne voulant pas voir sa procédure cassée et annulée par le Conseil de révision pour un vice de forme. Les juges ont condamné Le Maréchal à la peine de mort, ce qui est conforme au code de Justice militaire, tout en ayant de suite signé un recours en grâce. Le Président de la République étant redevenu le seul décisionnaire, le recours en grâce signé par les juges orientait très favorablement la décision présidentielle en faveur du soldat Le Maréchal, c’est le constat que l’on peut faire dans beaucoup de cas.

B- Condamnés à mort par contumace :

     Le graphique ci-dessous permet de comparer l’évolution des condamnés par contumace de 1915 à 1917. Quantitativement, ce nombre est bien moins important qu’en 1916, sans qu’on puisse établir de façon formelle un lien avec le phénomène des mutineries qui a marqué de manière très importante l’année 1917. Tout juste, pouvons remarquer que les mois de mai, juin et juillet montrent peu de contumace, mais les mois d’octobre et de novembre présentent également peu de contumace, ce qui nous interdit toute conclusion hâtive. Seule certitude, des passages à l’ennemi existent toujours.


Ces condamnations à mort par contumace restent toujours bien présentes dans l’esprit de l’autorité militaire comme le montre le courrier suivant même en 1919 :


Il faut rappeler que la condamnation par contumace est une condamnation provisoire qui ne peut être définitive que prononcée dans un procès contradictoire, en présence de l’accusé et de son défenseur. On notera qu’en janvier 1919, Pétain, Maréchal de France entendait bien que ces jugements par contumace soient « purgés ». Prisme se trouve devant un autre domaine d’étude : comment se sont passés ces jugements contradictoires ? Ont-ils abouti à des peines lourdes ou les différentes lois d’amnistie ont-elles « effacé » ces peines ? C’est un sujet encore peu étudié qu’il faudra, un jour aborder.

Le député André Maginot s’était ému de la situation de ces condamnés à mort qui n’avaient pas le droit de former un recours en révision comme les autres condamnés à mort.

Une certitude, nos chiffres sont sans doute en dessous de la réalité.

C-Conclusion :

     Que retenir de ces statistiques et des différentes présentations mensuelles :

1)-La fin de l’autonomie de décision en matière de répression pour l’autorité militaire malgré une « suspension temporaire ».

Après la décision ministérielle du 17 octobre 1915, signifiant que le commandement ne pourrait dorénavant interdire la transmission des demandes de grâce sollicitées par les juges, et exécuter sans l’aval du pouvoir politique les sentences de condamnations, après la loi du 27 avril 1916 qui a supprimé les Conseils de guerre spéciaux par ailleurs inusités en 1916 et surtout institué les circonstances atténuantes pour les crimes « militaires » en temps de guerre, après le décret du 8 juin 1916 qui a rétabli le recours en révision suspendu depuis le 17 août 1914, le décret du 20 avril 1917 en signifiant le rétablissement de plein droit de la grâce présidentielle au seul Chef de l’état, marque la fin de l’autonomie de décision de la hiérarchie militaire.

L’autorité militaire ne peut plus exercer seule ou en partie seule le droit de vie ou de mort sur les condamnés à mort, elle doit obtenir l’autorisation du pouvoir politique. A partir du 20 avril 1917, l’exceptionnalité du recours en grâce auprès du Président de la République est caduque. Cette exceptionnalité était d’ailleurs très « inexceptionnelle ». En 1916, Prisme avait remarqué que les 2/3 des jugements ont été envoyés, pour décision, à l’instance politique, qui a fonctionné comme un filtre souverain, par décret, remettant en cause massivement les décisions des juges, puisque 83% des condamnations à mort, soumises au politique, ont abouti à la non-exécution des sentences prononcées par les Conseils de Guerre.
Pour les 4 premiers mois de 1917, l’étude du Prisme montre que 84% des grâces demandées ont été accordées par le pouvoir politique. Pour l’ensemble de l’année 1917, notre étude montre que 87% des grâces demandées ont été accordées par le pouvoir politique.

Moins de 2 mois plus tard, l’éruption des mutineries avec toutes leurs conséquences va changer cette situation. Pressé, le pouvoir politique va amorcer un recul dans sa démarche de « normalisation » de la Justice militaire. Le 8 juin, le recours en révision est de nouveau suspendu pour les militaires condamnés à la peine de mort, quand cette condamnation est prononcée par application des articles 208 (incitation à aller servir l’ennemi) et 217 (révolte) du Code de Justice militaire. Le lendemain, dans une note confidentielle, le Ministre de la Guerre suspend le recours en grâce pour les crimes collectifs ou concertés punis par les articles 208, 217, 218 et 218 sauf pour 3 cas :

- si l'autorité qui a délivré l'ordre de mise en jugement recommande le condamné à la clémence du Chef de l'Etat. C’est un retour à l’exceptionnalité du recours tel qu’il existait depuis le 1er septembre 1914.
- si un ou plusieurs juges ont signé un recours en grâce. Cette clause existait déjà depuis le 17 octobre 1915.
-si le Président de la République a demandé communication du dossier. Cette clause n’existait pas auparavant même si dans quelques cas comme l’affaire des 23 condamnés du 56e RI, le Président de la République est intervenu directement alerté par des hommes politiques. C’est surtout pour l’autorité politique, un moyen de tenir la « bride » à la hiérarchie militaire et de mieux contrôler les évènements.

In fine, on voit bien que cette lettre ne permet pas à l’autorité militaire d’être aussi libre qu’après le 1er septembre 1914.

Nous en avons la confirmation en regardant les jugements des militaires, mutins ou non-mutins fusillés dans cette période. Parmi ces fusillés, hormis les 7 militaires exécutés à la demande de Pétain communément appelés les « 7 de Pétain », les autres l’ont été après l’approbation du Président de la République.

Ces deux mesures ne resteront pas longtemps en vigueur. Le 14 juillet 1917 marque la reprise en main définitive de l’autorité politique sur la hiérarchie militaire en matière de justice militaire.

2)-Faits manquants.

Le très net raccourcissement du délai d’instruction des jugements des mutins caractérise la première quinzaine du mois de juin. Certes, le courrier de Pétain du 1er juin rappelait, s’il le fallait, que l’article 156 du code de justice militaire prévoit la mise en jugement sans instruction préalable. Mais cet article était déjà présent dans le code de justice militaire dans sa version de 1875 (dans cette version, le rapporteur de la loi indiquait : l’instruction pourra être aussi sommaire qu’on le jugera convenable et les formalités ordinaires seront remplies que si on a le temps de les appliquer »). Il était également présent dans la version de 1913. On ne peut donc pas croire à une nouveauté que Pétain aurait obtenue du gouvernement ou à un simple rappel, mais davantage à  un ordre pressant pour les commissaires-rapporteurs dans la mesure où Pétain écrivait : devront être traduits directement..... Depuis le début de la guerre, ces derniers, dont une bonne partie est issue du milieu judiciaire, Prisme l’a constaté, ont pris peu à peu leur temps pour constituer les dossiers de jugement en Conseil de Guerre. Ces commissaires-rapporteurs ont parfois rappelé à l’autorité militaire, le droit comme le lieutenant Vermeil, commissaire-rapporteur à la 15e DI qui a rappelé (par erreur) le 28 mai 1915 au général Blazer qu’en application d’un texte du 23 novembre 1888, un recours en grâce suspend une exécution. Dans ce cas, le général Blazer voulait exécuter 3 ou 4 des 23 militaires du 56e RI condamnés à mort dans l’affaire de la relève du 8e RI.

Le décret du 8 juin 1916 qui autorisait, à nouveau, le recours en révision a amplifié ce phénomène, les commissaires-rapporteurs ne souhaitant voir leurs procédures « retoquées » par les Conseils de révision. Comme Prisme l’a déjà indiqué, ils étaient donc passibles d’observations, situation lourde de conséquence dans un système hiérarchique où ils n’étaient que des subordonnés. Aussi avaient-ils pris plus de temps pour établir les dossiers en Conseils de Guerre et éviter ainsi la réprobation de leur hiérarchie pour une procédure annulée par le Conseil de révision.

Mais en ce début de mois de juin, pressé par l’autorité militaire, les commissaires-rapporteurs étaient « sommés » d’accélérer les procédures en appliquant la mise en citation directe et sans instruction préalable. Bien entendu, même en appliquant l’article 156 du code de justice militaire, dans le cadre des mises en accusation collectives, il est nécessaire de réunir un minimum de pièces (état signalétique et des services bulletin de casier judiciaire auprès du procureur de la République du lieu de résidence, ...) constituant un dossier. Quand un dossier comporte 22 inculpés comme celui du 57e BCP, il existe, compte tenu du nombre d’inculpés et du délai d’instruction « express »du dossier (7 jours) une forte probabilité de commettre une erreur, c’est ce qui est arrivé pour ce bataillon. Retoquée par le Conseil de révision de la 6e Armée, la procédure a été cassée et renvoyée devant un autre Conseil de Guerre. En l’espèce, aucun des 22 militaires ne sera condamné à mort par le Conseil de Guerre de la 43e DI. Ce schéma s’est reproduit plusieurs fois, plusieurs dizaines de militaires ont ainsi échappé à une condamnation à mort.

Ce phénomène de procès « express » voulu par l’autorité militaire a finalement produit l’effet inverse et épargné la vie de plusieurs militaires.

Prisme a constaté que 57 condamnations à mort prononcées au cours du mois de juin, ont été cassées par les Conseils de révision. Rejugé, aucun de ces militaires n’a été condamné à mort mais à des peines lourdes en particulier aux travaux publics. Parmi ces 57 condamnations à mort, Prisme a comptabilisé 47 mutins. Près d’un quart des jugements annulés par les Conseils de révision, c’est beaucoup et cela montre que la rapidité souhaitée par Pétain, n’a pas été un gage d’efficacité en matière de répression, loin de là.

L’autre phénomène constaté est la grande quantité de militaires graciés par le Président de la République au cours de l’année 1917 et en particulier au cours du mois de juin, ce qui est à mettre, par ailleurs, en rapport avec le nombre important des condamnations à mort. Prisme a recensé 172 cas de militaires graciés au cours du mois de juin et 58 en juillet. In fine, en juin, en additionnant les militaires graciés et ceux dont les jugements ont été cassés, 237 militaires vont échapper au châtiment suprême soit 88% des condamnations à mort. De même, en juillet, 76 militaires échapperont à ce destin mortifère, soit 93%. Par rapport aux années précédentes, la reprise en main de l’autorité politique sur la Justice militaire a permis de réduire de manière significative le nombre de militaires fusillés.

Le dernier phénomène observé concerne la nette augmentation des condamnations à mort de « non-mutins » durant les mois de juin comme de juillet. Sur les 267 condamnations à mort requises en juin, 110 concernent ces « non-mutins » soit le double du mois de janvier 1917 qui était le mois au cours duquel, le plus grand de condamnation à mort a été prononcé. Il ne faut pas croire que toutes les condamnations à mort prononcées en juin l’ont été en liaison directe avec les mutineries, une partie résulte d’évènements antérieurs : l’exemple typique est le soldat Louis condamné en mai pour un délit remontant en décembre 1915, il a été fusillé en fin juin. Une 2ème partie pour des faits non directement liés aux mutineries bien que pour certains cas, on peut penser que leurs auteurs ont profité de la situation perturbée et le reste directement lié aux mutineries.

Il faut rester très prudent avec les récits d’époque et prendre la précaution de les contrôler minutieusement. Ainsi que lit-on à la page 212 du livre de Paul Allard paru en 1932 « Les Dessous de la Guerre révélés par les comités secrets » : Combien de héros révoltés tombèrent sous les balles françaises ? On ne le saura jamais ! Un certain nombre furent, en effet, fusillés sans jugement par le système de la décimation. Près de Châlons–sur-Marne, dans une Armée, 53 soldats furent fusillés dans une semaine.

Ce type de récit invérifiable compte tenu des éléments, sont nombreux. En l’espèce, ces quelques lignes ci-dessus laissent planer des doutes sur la véracité du reste de l’ouvrage.

Comme d’autres, l’auteur du livre a, soit par manque d’information, soit volontairement, engendré pendant des années une désinformation sur la réalité des évènements. Cette désinformation est en partie à l’origine du décalage entre histoire et mémoire. Car le soupçon arrive vite en mémoire, comme le soulignait André Bach : 


L’historien est à l’aise tant qu’il présente des preuves archivistiques. Il en est tributaire mais il n’arrête pas sa réflexion quand celles-ci se raréfient. Au-delà il conceptualise et émet des hypothèses, des paradigmes, termes scientifiques bien identifiés. Il quitte le domaine de la preuve irréfutable pour entrer en dialectique.

3)-L’action ou/et l’inaction du Sénat.

Le ministre Painlevé et le Président de la République étaient « écartelés » entre les demandes de grâce présentées par les parlementaires et les exigences des chefs militaires qui souhaitaient un durcissement de la Justice militaire.

Pour certains parlementaires en particulier Paul Meunier rapporteur de la commission de la législation criminelle et Alexandre Lefas, la loi du 27 avril 1916 n’était qu’un premier pas. La proposition de loi du 3 octobre 1916 aurait dû en être le complément indispensable.


Pour cette dernière loi, la commission de la législation civile et criminelle en accord avec la commission de la marine et de l’Armée avait préconisé plusieurs mesures :

-article 8 : le vote à scrutin secret
-article 9 : sursis à l’exécution d’une condamnation à mort jusqu’à la décision du Chef de l’Etat
-article 10 : composition des Conseils de Guerre à 7 juges au lieu de 5 juges
-article 11 : le libre choix du défenseur
-article 14 : le recours en révision pour toutes les condamnations pas uniquement pour les condamnations à mort

Paul meunier proposait également la libre communication du défenseur avec son client dès le début de l’information.

Ces dispositions visaient à rétablir un certain équilibre entre l’accusation et la défense.

Ces députés étaient favorables à la minorité de faveur pour tous les accusés ce qui n’était pas le cas à cette période et d’égaliser à cinq voix, la majorité de condamnation. Ces députés préconisaient donc un retour pur et simple au code de 1857 modifié en 1875 par l’Assemblée nationale qui a créé les Conseils de guerre à cinq juges. Mais ils oubliaient par contre, que si le code de justice militaire avait été ainsi modifié, c’est que l’expérience de la guerre de 1870 avait montré la complète inadaptation du code de Justice militaire de 1857 au temps de guerre.

Ce projet de loi du 3 octobre a été transmis le 12 du même mois au sénat. En janvier 1917, Paul Meunier commence à se plaindre de la réticence du sénat et de l’opposition systématique de Monsieur Matter directeur du contentieux et de la justice militaire. Charles Maurras fait partie des personnes qui continuaient à réclamer une sévérité implacable contre tous les justiciables des tribunaux militaires. Paul Meunier reprochait au sénat, d’être aux ordres du gouvernement, le projet de loi du 3 octobre n’étant pas de ce dernier mais de celui de parlementaires de la Chambre.

Paul Meunier est bien conscient de la vie au front quand il disait : je plaidais, le 2 janvier (1917) devant un Conseil de Guerre de l’extrême-avant, et je ne saurais dire quelle impression de réconfort j’ai rapportée, de cette rencontre nouvelle avec ces juges militaires, qui vivent de la même vie que nos soldats et qui siègent dans de pauvres baraques, à quelques pas des lignes allemandes et sous les obus de l’ennemi.

Le député Meunier ajoutait : ici, la belle loi d’avril (1916), qu’on avait, si longtemps, désirée et si longtemps attendue, est loyalement, magnifiquement, systématiquement appliquée. On ne refuse pas les circonstances atténuantes aux accusés. On ne marchande pas le sursis. Je puis même dire que, dans la plupart des Conseils de Guerre de l’avant, le sursis est maintenant accordé d’office à quiconque n’a jamais été condamné.

Les recherches du Prisme ont permis de confirmer les propos du député Meunier.

Lors de la réunion de la commission sénatoriale relative à la suppression des Conseils de Guerre du 11 janvier 1917, René Besnard sous-secrétaire d’état au ministère de la guerre indiquait que le gouvernement était favorable à l’article 8 mais restait opposé aux articles 9, 10, 11 et 14. Etienne Flandrin le rapporteur de la commission sénatoriale ajoutait qu’il n’y avait aucune d’urgence, il ne faut pas heurter la Chambre par des décisions brutales. La commission se borna à demander une enquête et des statistiques avant de prendre une décision.

Fin mars, le gouvernement ayant changé, ladite commission suggéra de relancer la demande d’enquête auprès du gouvernement pour qu’on ne puisse pas ne pas les lui imputer [les retards].

Fin juin, Etienne Flandrin rendait compte des résultats de l’enquête. A l’issue de la présentation, Alexandre Bérard président de la commission concluait :


Et il ajoutait : il ne faut agiter ni la nation armée, ni l’arrière. Le calme moral doit régner, en vue de concentrer toute l’énergie nationale sur la lutte contre l’ennemi. 

Début juillet, la commission évoquait les nouvelles propositions du député Paul Meunier concernant le code de Justice militaire. La commission chargea Etienne Flandrin d’établir un rapport notamment sur la mise en liberté provisoire réclamée par le député Meunier. Justin De Selves, membre de la commission suggéra :


On se demande si le pays est en guerre !!!

Début octobre, la commission était réunie pour étudier la proposition de loi présentée le 17 juin 1917 par la Chambre des députés. La mise en liberté provisoire et la réhabilitation pour les individus condamnés par des tribunaux militaires mais décorés de la croix de guerre ont été adoptées par la commission avec quelques aménagements qui les présentera à l’ordre de jour du Sénat. Pressée par la Chambre des députés, quelques jours plus tard, la commission étudiait la proposition de loi du 3 octobre 1916 de Paul Meunier. Pierre Masse, sous-secrétaire d’état à la guerre indiquait que le gouvernement était favorable à la seule modification de l’article 8 mais pas aux autres propositions, précisant que pour l’article 9, le recours en grâce étant inscrit dans la constitution, il était dangereux de le réglementer, indiquant que dans les circulaires en vigueur, le sursis a toujours lieu pour les condamnations à mort jusqu’à la décision du Président de la République. La commission sénatoriale était du même avis de Pierre Masse. Antoine Bérard, président de la commission sénatoriale déclarait alors non sans une certaine ironie :


Antoine Bérard évoquait le projet de loi du 3 octobre 1916 présentée par Paul Meunier.

Le 26 octobre, le rapport d’Etienne Flandrin concernant la proposition de loi du 3 octobre 1916 était adopté mais le rapport ne donnait une suite favorable qu’au vote à scrutin secret.

Les propositions de la loi du 3 octobre 1916 du député Meunier ne seront pas mis en œuvre au cours de l’année 1917, le peu d’empressement de la commission sénatoriale « éclairée » par les grands généraux dont Nivelle, les freins des membres des gouvernements successifs n’arrangeront rien. En définitive, au cours de cette année 1917, seul le décret du 20 avril permettra au soldat-citoyen de pouvoir être jugé par une Justice militaire un peu moins d’exception si on excepte la parenthèse du 9 juin au 14 juillet.

Pour information, le recours en révision n’a jamais été suspendu pour la Marine.

4)-synthèse des évènements de mai/juin

Dans le discours public, la question des mutineries est longtemps restée masquée par les fusillés dits « pour l’exemple ». L’intervention de Lionel Jospin dans son allocution de novembre 1998 a renforcé l’idée que le fusillé était un mutin alors que seulement 24 militaires ont été fusillés pour mutineries sur les 349 condamnations à mort prononcées en juin et juillet comme le confirme les recherches récentes du Prisme 14/18.

Les premiers refus d’obéissance collectifs étaient apparus dès 1916 où plusieurs militaires identifiés comme « meneurs » ont été exécutés.

La hiérarchie militaire ne prit, tout d’abord, pas conscience des questions des permissions et des attaques inutiles qui servirent de catalyseur dans le déclenchement des mutineries dont une trace vive est restée dans l’inconscient national français.

Lecommandement ne s’alarma pas spécialement lorsque suite aux lourdes pertes d’avril 17, il eût à faire face à des réactions qu’il connaissait : celles d’hommes qui refusaient de retourner au feu alors qu’ils venaient d’en sortir avec des lourdes pertes, sans utilité, comme aux pires temps de l’année 1915.

L’échec de l’offensive Nivelle et ses terribles pertes va lancer le mouvement des mutineries que l’on peut qualifier à la fois de révolte, de désobéissance voire de grève. C’est un peu tout cela à la fois tant cet évènement a été complexe, évolutif donc difficile à appréhender. Les mutins, ces citoyens-soldats réclamaient d’une façon très utopique la fin de la guerre : « on nous fait tuer inutilement », « à bas la guerre », « la paix ou la révolution » mais également l’amélioration de leurs conditions de vie : « on ne nous donne pas les permissions qui nous sont dues, ni le repos qu’on nous a promis » comme des ouvriers auraient pu le faire au cours d’une grève. Après trois années de guerre, des pertes considérables, et au sortir d’un nouvel hiver passé dans les tranchées, l’échec de l’offensive Nivelle exacerbe les rancœurs. Ces mutineries qui se sont déclenchées comme un violent incendie de la mi-mai à la mi-juin, seront parfois violentes, mais ne basculeront jamais malgré les chants et les slogans vers une révolution à la russe souhaitée par certains. Les soldats et les sous-officiers, ouvriers ou agriculteurs modelés dans un esprit républicain protesteront contre leur condition de citoyens-soldats mais ne franchiront jamais le pas. Les mouvements revendicatifs et catégoriels de l’arrière ne feront pas la jonction avec celui des mutins. Les soldats qui constatent amèrement lors de leurs rares permissions, les « embusqués » de l’arrière qui profitent de la vie sans se préoccuper du sort des combattants, se décrivent comme des PCDF (pauvres cons du front). La proximité des unités initialement rassemblées dans un même espace, a favorisé le développement des manifestations à un niveau qui a particulièrement inquiété le haut-commandement comme le pouvoir politique. Le 15 mai, Nivelle était écarté. Installé à la tête des Armées, Pétain sanctionna sévèrement les mutins ordonnant l’exécution de 7 d’entre-deux. Prudemment, il stoppa les grandes offensives, améliora le régime des permissions et le quotidien des soldats ce qui lui apporta sa notoriété. D’une certaine manière, sur un aspect « matériel », on peut dire que les militaires ont obtenu l’amélioration de leurs conditions de citoyens-soldats. A travers ces évènements, les autorités civiles et militaires ont pris conscience de la précarité de la vie de ces poilus.

Un calme précaire revint peu à peu mais l’autorité militaire n’a pas oublié pour autant les fauteurs de troubles considérés désormais comme « indésirables » et s’est employée à « purger » les unités.


En application des prescriptions de la Note N°3367/M (télégramme chiffré) du 25 juin 1917 du G.Q.G. des listes nominatives des Hommes INDESIRABLES, faisant partie des éléments d’Armée ont été proposées pour l’envoi aux Colonies comme le montre l’extrait ci-dessous.


C’est ainsi que par un télégramme chiffré du 3 juillet 1917, le 1er bureau de l’Etat-major de la VIIe Armée adressa le document suivant :


Versés dans les régiments coloniaux, ces militaires ont été envoyés en Indochine ou en Afrique Occidentale Française.

5)-Considérations à ne pas perdre de vue

Pour cet article comme pour les précédents, Prisme a établi une base statistique de référence. Il serait inenvisageable pour nous, de reprendre des résultats déjà parus dans d’autres publications, quelles que soient leurs origines.

Prisme est attaché à la notion de cohorte. Notion introduite par le général Bach, elle permet de factualiser les informations primordiales à l’étude d’un jugement à travers ses différents stades. L’étude des condamnés à mort : graciés, rejugés, contumaces, fusillés ne peut pas se résumer statistiquement à une date d’exécution qui n’existe d’ailleurs pas dans les 3 premiers cas.

Prisme est sûr de ses statistiques. Comme nous l’avons déjà expliqué, Prisme considère qu’avant de le décrire, un phénomène historique doit être quantifié le plus finement possible afin d’en appréhender au plus près l’ampleur. Il faut mettre fin aux approximations que l’on lit çà et là dans les ouvrages universitaires ou pas, parfois même diffusées sur les canaux officiels de la République.

La position du Prisme est toujours la même : le citoyen français a le droit d’être informé sur les conditions de fonctionnement de la Justice militaire de cette époque et de connaître la part de responsabilité respective de l’état, de la hiérarchie militaire et des militaires inculpés.

Doit-on en rester à l’autorité de la chose jugée et en rester à l’aspect juridique de la question ? Le sentiment du général Bach est « qu’à l’occasion du centenaire, on a mis la poussière sous le tapis ». Prisme a étudié les années 1914 à 1917, a « épluché » tous ces dossiers, qu’il connaissait bien depuis longtemps ; il estime que l’autorité politique s’est souvent défaussée de son rôle en rejetant cette responsabilité sur la hiérarchie militaire, qui l’a en partie assumé car 2/3 des demandes de grâce ont été adressées au Président de la République, en désaccord avec le décret du 1er septembre 1914 sur l’exceptionnalité du recours en grâce. Prisme rappelle la phrase de Painlevé qui pour résoudre la question des mutineries, demandait à Pétain d’appliquer l’article 121 du règlement sur le service en campagne en forçant l’obéissance des militaires, ce que Pétain a refusé de faire. Le pouvoir politique aurait pu, s’il l’avait souhaité, depuis janvier 1915, reprendre le contrôle complet de la Justice militaire.

Prisme rappelle qu’il n’est pas favorable à la réhabilitation dite « collective » comme certains la réclament, car sans étudier chaque cas, on ne peut se prononcer. Nombreux sont les condamnés à mort et fusillés qui restent dans une zone d’ombre puisque condamnés par la justice militaire mais dont il est fort possible pour certains d’entre-eux, de démontrer l'innocence. Notre société le doit à ces soldats-citoyens, à leurs familles qui ont subi l’opprobre de la société d’alors, Prisme continuera à œuvrer dans ce sens.

In Memoriam