A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 10 octobre 2015

1914, condamnés à mort ou condamnés à mort par contumace, graciés ou pas, y a-t-il eu des garde-fous ?

     
     Prisme débute ici une étude en prenant comme axe d’observation tout d’abord les graciés, leur nombre évalué mensuellement, le processus qui leur a évité le poteau d’exécution, l’évolution de leur nombre et de leur pourcentage dans le temps parmi la population des condamnés à mort.
En parallèle se fait un suivi de l’évolution d’une autre population, qui en première instance a été condamnée à mort en absence des inculpés, car supposés être passés à l’ennemi, pour être clair, les condamnés à mort par contumace. Cette étude comparative va se faire année après année de 1914 à 1919.
Nous entamons ici l’année 1914.

La Grâce :

     En 1914 le phénomène est relativement facile à étudier, car la situation est d’une brutale clarté en ce qui concerne les modalités de recours à la grâce présidentielle.
Une circulaire très confidentielle en date du 1er septembre 1914, alors que l’armée française a entamé une retraite générale et que le gouvernement s’apprête à évacuer Paris pour rejoindre Bordeaux, donne, sous le timbre du Directeur de Cabinet du Ministre de la Guerre, la nouvelle règle du jeu :
     « Dès qu'une condamnation capitale, prononcée par un Conseil de Guerre sera devenue définitive, [..]l'officier qui a ordonné la mise en jugement prendra immédiatement les mesures nécessaires pour assurer l'exécution du jugement à moins qu'exceptionnellement il n'estime qu'il y a lieu de proposer au Chef de l’Etat une commutation de peine. »
 

La demande de grâce n’est pas supprimée, mais le recours à cet usage est laissé à l’appréciation des autorités militaires, incitées par ce texte, à n’en user qu’avec la plus extrême parcimonie.
Le pouvoir politique a ainsi délégué le pouvoir de vie ou de mort à l’autorité militaire, en passant d’un rôle d’acteur à celui de spectateur, ex-post, comme en témoigne la dernière ligne de cette circulaire :
     « Il me sera rendu compte sans délai des exécutions capitales qui auront eu lieu ».
Signé Millerand.
Seule obligation : rendre compte.
 
La Contumace :

    En ce qui concerne les condamnés à mort par contumace pour soupçon de passage à l’ennemi, il faut citer le texte fondateur du 28 novembre 1914 :



La France fin novembre 1914 accuse un nombre considérable de prisonniers dans une proportion bien supérieure à celle des prisonniers allemands détenus en France. En dépit du fait que la littérature officielle affirme que cette guerre est celle du droit et que le droit est avec nous, d’aucuns soupçonnent, dans cette hémorragie de combattants, une moindre combativité de nos troupes et la marque d’un état d’esprit de sacrifice tiède. En cas de conviction peu affirmée, la mise en garde est très claire. Dès le temps de guerre, on jugera par contumace les redditions suspectes et après-guerre, on demandera des comptes aux prisonniers au retour de captivité. Comme la France va accuser en 1918, sur la durée de la guerre, plus de 500 000 prisonniers, la constitution systématique de dossiers ne s’est naturellement pas réalisée. Il est bien d’édicter des directives. Encore faut-il bien qu’elles soient applicables.

Notre étude va année après année, mesurer ce qu’il en a été de la mise en œuvre d’une telle menace, tout comme il en sera de la façon dont il a été répondu, au fil des ans, à l’injonction à ne faire appel à la grâce présidentielle que comme entorse à la règle désormais fixée.

1- Présentation quantitative des différentes populations de condamnés à mort en 1914

A-Evolution des différentes populations de condamnés à mort en 1914

Ne sont comptabilisés ici que les condamnés à mort sur le front Nord/Est, en Tunisie et au Maroc : territoires sur lesquels s’exercent l’exceptionnalité de la demande de grâce.



B-Evolution des demandes de grâce en 1914


2- Analyse des tableaux et graphiques :
     
     Que peut-on tirer de ce tableau ?

On peut tout d’abord mesurer la façon dont l’injonction de ne recourir à la demande de grâce qu’exceptionnellement s’est traduite, sur ce quadrimestre, sur le terrain : 52 demandes ont été faites au bénéfice des 211 condamnés à mort hors contumace (ces derniers sont exclus car on ne peut demander une grâce suite à un jugement par contumace. Ce jugement est provisoire, d’attente et doit se conclure par un jugement contradictoire lorsque le prévenu est rattrapé par la justice. Ce nouveau jugement est obligatoire pour, selon l’expression judiciaire «  purger la contumace »).

Ainsi cette injonction d’exceptionnalité des grâces s’est traduite par un recours pour près du quart des condamnations à mort soit 25%.

Ce taux incite Prisme à se méfier des directives officielles et à vérifier si les mesures prescrites ont bien été suivies d’effet. La directive n’a été que partiellement respectée à moins qu’on considère qu’un taux de 25% reste du domaine de l’exception.

On peut ensuite constater que lorsque la demande de grâce a eu lieu, elle a reçu majoritairement un accueil favorable : 91% (5 refus sur 52 demandes). L’autorité politique n’a pas été encline à la même sévérité que les Conseils de Guerre.
Pour être complet, la grâce a été demandée en plus pour des populations qui sont en dehors de notre étude : les soldats allemands et les civils. Ces cas ne figurent pas sur le tableau et graphique ci-dessus.

1- Soldats allemands :

     Il est peu connu qu’un certain nombre de soldats allemands sont passés en Conseil de Guerre une fois faits prisonniers, la majorité en 1914. Parmi eux, cette année-là, 17 ont été fusillés, 2 condamnés directement aux travaux forcés à perpétuité, un à 10 ans de réclusion.
Sur ces 17, cinq ont fait l’objet d’une demande de grâce. Elles ont toutes été rejetées.
Ces demandes n’ont eu lieu qu’en octobre et novembre.

En septembre, les 9 condamnés n’en ont pas bénéficié et ont été exécutés dans la foulée de leur jugement.

On peut les évoquer ici, en donnant quelques exemples :
La 9ème Armée Foch a ainsi condamné à mort 7 d’entre eux : Karl EHRLICH, Max KONIG, Friedrich MAYNERT, Friedrich MUSS, Arthur NIX, Ernest POMMER, Curt TAUBERT. Leur cas est assez singulier. Lors de la retraite allemande consécutive à la bataille de la Marne, ils avaient discrètement quitté les rangs le 11 septembre, donc déserté et s’étaient réfugiés dans une maison vide à Châlons sur Marne, 5, rue St Joseph, dans laquelle ils avaient bien vécu jusqu’à ce qu’on les repère le 15 septembre et qu’on les arrête, ce qu’ils avaient accepté de bonne grâce. Traduits en Conseil de Guerre pour pillage en bande, ces déserteurs étaient jugés par le Conseil de Guerre Spécial de la 9ème Armée dans la matinée du 19 septembre et exécutés le même jour à 15 heures à Châlons. Condamner à mort pour pillage nous paraît aujourd’hui un peu surréaliste quand on sait qu’en temps de guerre, le pillage est généralisé des deux côtés.

Le 21 septembre, deux jours après c’était au tour du soldat Heinrich WERNER de tomber sous les balles pour le même motif après jugement par le Conseil de Guerre de la 22e DI.

Le 9ème, Otto FÜHRMANN, a été condamné, lui, pour espionnage par le Conseil de Guerre de la 41e DI le 29 septembre avec exécution le lendemain à Saint-Dié.
On ne sait pourquoi, à partir d’octobre 1914, la grâce a été demandée pour une petite majorité des prisonniers allemands (5 sur 8).

Le Conseil de guerre du 21ème CA l’a fait, après avoir jugé Heinrich ALKEN et Wilhelm PUTZ, le 26 septembre pour pillage. La réponse présidentielle négative est du 19 octobre avec pour conséquence l’exécution le 20. Est-ce pour cela que le mois suivant le même 21ème CA condamnait et exécutait deux nouveaux «  pilleurs » AULER et AUST le 27 octobre ?

La Direction des Etapes et Services de la 1ère Armée a décidé, elle aussi, après condamnation à mort de Heinrich STAPF le 28 octobre d’en rester là et l’a fait exécuter le 30 du même mois.

D’être jugé à l’arrière ne garantissait pas une plus grande clémence. Le 5 octobre 1914, ils étaient quatre à se présenter devant le 2ème Conseil de Guerre du Gouvernement Militaire de Paris. Ils bénéficiaient d’un procès avec 7 juges au lieu de 5 et, alors que la révision était suspendue même à l’intérieur, on la leur accorda, le 15 octobre. Il est vrai que sur les 7 juges, 2 appartenaient aux services de renseignements et 3 à la Garde Républicaine, donc certainement peu laxistes. Le 5 octobre Charles BRUGGMANN et Peter SCHRICK étaient condamnés à mort, Paul WABERZECK aux travaux forcés à perpétuité et Josef WEBER à 10 ans de réclusion, toujours pour pillage en bande. La réponse à la demande de grâce n’arriva pour les deux condamnés à mort que le 29 octobre avec exécution à Vincennes le 31.

Le brancardier Franz OTT n’aurait pas dû tenir un carnet de marche précis entre le 22 août et le 7 septembre 1914 et surtout le conserver par devers lui. Il y avait raconté par le menu son itinéraire et les événements survenus dans son entourage. Il y parlait de francs-tireurs abattus, de pillages. Son défenseur aura beau plaidé qu’on ne peut condamner quelqu’un sur ses écrits, qu’on devait tenir compte de ses descriptions des soins qu’il avait donnés à des soldats français blessés, qu’il n’avait jamais utilisé son arme, qu’il ne s’accusait pas personnellement d’avoir participé à l’exécution à coups de couteaux d’un supposé espion français, le Conseil de Guerre de Verdun le condamnera à mort le 10 octobre 1914, un mois après la découverte de son carnet lors de sa capture le 8 septembre, près de Jubécourt. Sa grâce fut demandée. On ne peut expliquer pourquoi la réponse a tardé jusqu’au 23 novembre pour un dossier bien constitué. En tout cas, négative, elle amenait son exécution le 27 du même mois.

Ainsi, contrairement aux demandes de grâce envers des soldats, la Présidence de la République a systématiquement entériné les décisions militaires concernant des soldats allemands.

2-Civils :

     Concernant les civils, nous disposons de la trace de jugement pour 31 d’entre eux de septembre à décembre inclus. Les motifs sont espionnage pour les étrangers et trahison pour les nationaux, si l’on met à part un cas de meurtre au Maroc. Parmi eux il y en a 10 d’origine allemande (y compris Alsace-Moselle) ou autrichienne, un d’origine belge, un d’origine luxembourgeoise et un d’origine états-unienne. Le commandement a transmis seulement 4 demandes de grâces, qui ont évité dans l’immédiat, en attente de réponse, la prompte exécution. Pour les 27 autres, 7 ont été jugés et fusillés le même jour, 15 le jour suivant, 4 dans les 48 heures et un, au Maroc, un mois après (crime de droit commun). L’exceptionnalité des grâces a donc été respectée.
Une règle a toutefois été enfreinte par deux fois :

Le décret du 10 août 1914 suspendant le recours en révision avait précisé :


La circulaire du 1er septembre annonçant le recours qu’à titre exceptionnel à la clémence du chef de l’Etat avait certes spécifié que « La circulaire du 10 août est abrogée. » mais aussi que «  la restriction insérée dans la circulaire du 10 Août 1914, relativement aux condamnations qui ont frappé des ressortissants militaires ou non de nations amies, alliées ou neutres, est maintenue sauf pour les places assiégées ou investies. »

Les exécutions sans en référer au Ministre de la Guerre du citoyen américain Léo Mac GHASTLEY exécuté dans la journée et du citoyen luxembourgeois BINSFELD fusillé le lendemain de son jugement n’ont pas respecté les prescriptions de cette circulaire.

Parmi les 4 grâces demandées figure celle du belge Arthur MAESEN, qu’on pourrait croire peut-être motivée par le respect de cette circulaire. Une femme d’origine allemande Catherine WEBER en a bénéficié ainsi que 2 Français. Catherine WEBER était coupable comme son frère Alphonse d’avoir hébergé 2 cavaliers allemands plusieurs jours lors de la retraite allemande consécutive à la bataille de la Marne. Alphonse a été fusillé le lendemain de son jugement, pas elle. Parmi les 4 Français, accusés de trahison, avec la même charge pour les quatre, deux étaient fusillés le lendemain de leur jugement et deux ont fait l’objet de demandes de grâce. A l’étude des dossiers, on a du mal à discerner les raisons de cette différence.

Contrairement au cas des soldats allemands soumis à grâce, le rejet n’a pas été systématique. Catherine WEBER a vu sa peine commuée en 20 ans de travaux forcés, et Jean SAUVETON, l’un des deux Français s’est retrouvé avec Travaux forcés à perpétuité.

Le belge Arthur MAESEN n’a pas profité de la protection assurée aux civils étrangers et le compagnon de SAUVETON, Jules HELZINGER, n’a pas bénéficié, non plus, de la même mesure de commutation que lui. Pour eux deux, le seul changement, par rapport au sort des autres condamnés, a été leur maintien en détention en attente de la réponse présidentielle. MAESEN, jugé le 26 octobre a été, de ce fait, fusillé le 24 novembre, HELZINGER, condamné le 26 novembre ne s’est retrouvé de même au poteau d’exécution que le 22 décembre.

En conclusion, en se méfiant du fait que l’on est sur de petits nombres, on peut constater que si on n’est pas dans l’exception, on est quand même dans la minorité, puisque seules 4 demandes ont été faites pour 31 cas, un peu moins de 13% et que la Présidence de la République a usé de son droit de veto dans 2 cas sur 4, la moitié. Ce recours n’a pu sauver à la vie qu’à 2 civils sur 31, soit un peu plus de 6% des condamnés.

A noter qu’un des condamnés sans demande de grâce, Jean JAEGLE a été reconnu innocent par la chambre criminelle de la Cour de Cassation dans un arrêt du 23 Mai 1925. On l’avait confondu, sans vérification, avec un homonyme d'un village voisin..

Terminons en avec ces deux sous-populations : 17 soldats allemands, 31 civils, en constatant qu’ils n’ont donné lieu qu’à peu de demandes de grâce : respectivement 5 et 4 et que leur impact est faible dans la série statistique élaborée à cet effet.

3- Militaires français :

     Pour les combattants, on ne peut se contenter de chiffres globaux sur le quadrimestre et il est éclairant d’en aller à la ventilation mensuelle.

A-Condamnés à mort :

Septembre :

En septembre, la directive a été respectée. Une seule demande a été transmise et suivie d’effet. 45 des condamnés à mort ont été exécutés sur 46 sans droit de regard du Président de la République.

Octobre :

En octobre, on assiste à un moins grand respect puisque 17% des condamnés ont bénéficié d’une demande de grâce : 12/71.
Cette désobéissance a été manifestement perçue par le commandement si l’on en croit sa note du 11 Octobre 1914 :


(Note arrivée à la 4ème Armée le 12 octobre à 10 h 30. Répercutée sur les divisions le 13 octobre -  SHD 19 N 650)

En ce mois d’octobre, le ton est donné et cette éclosion de demandes de grâce, même faible, est dénoncée. L’incitation à recourir aux Conseils de Guerre spéciaux, créés pour que l’exécution suive de près la sanction, montre ce vers quoi il faut tendre, selon le Haut Commandement.

Il s’agit d’un reproche adressé aux Généraux Commandant d’Armée, par lesquels transitent les demandes de grâce.

A cette date du 11 octobre, pourtant, les dossiers existants ne rendent compte que de 5 réponses à des demandes de grâce : 3 pour 3 soldats du 326e RI, condamnés à mort le 4 septembre pour abandon de poste, avec grâce accordée le 4 octobre et 2 pour 2 soldats de la 11e DI condamnés pour le même motif le 15 septembre et dont la grâce est arrivée 3 jours après la mercuriale de Joffre, le 13 octobre. On n’a pas d’éléments pour savoir ce qui a motivé cet accroc à l’exceptionnalité. En revanche pour les 4 soldats de la 29e DI : ARRIO, GAUTHIER, GIOVANANGELI et PELLET on dispose de plus d’informations. Le 18 septembre, parmi un groupe de 8 soldats de la 29e Division soupçonnés de mutilations volontaires, 6 étaient condamnés à mort et deux passés par les armes le lendemain. Les 4 autres étaient proposés à la clémence du Président de la République le 1er octobre. La réponse, positive pour les 4, arrivait le 19 octobre, un mois après leur jugement. Entretemps le 11 octobre, au cours des soins en hôpital du condamné ARRIO, le médecin en charge avait découvert que la blessure occasionnée à ce dernier était due à un projectile allemand. Sa demande en grâce lui avait donc sauvé la vie, il avait été condamné par erreur.

A noter que la Présidence de la République, quand elle a été saisie, n’a rejeté aucune demande et n’est donc à l’origine, ce mois-là, d’aucune exécution de son propre chef.

A noter aussi les deux premières décisions de condamner à mort par contumace des soldats soupçonnés d’être passés à l’ennemi.

Novembre :

Novembre semble indiquer une accélération du recours à la demande de grâce. On passe de 12 à 31 sur 59 condamnés, soit un pourcentage de plus de la moitié.

Pourquoi une désobéissance aussi flagrante aux directives très précises de la Note Joffre du 11 octobre sur le soin à respecter la prescription d’exceptionnalité ?

La réponse se trouve dans l’examen des tribulations du mois précédent. En effet, en ce qui concerne les grâces, il faut prendre en compte deux dates : celle de la condamnation et celle de l’annonce de la décision de grâce prise au plus haut niveau. A y regarder de près, on constate en gros qu’un intervalle d’un mois sépare ces deux dates. On peut trouver ce délai long mais on peut comprendre qu’il ne peut que se passer un certain temps pour l’envoi de dossiers qui transitent par la voie hiérarchique avant d’arriver au Ministère de la Guerre. Ainsi, le bond surprenant du nombre de réponses à des demandes de grâces en novembre tire son origine de celles faites en octobre.

Il faut ici parler du phénomène qui a beaucoup inquiété les autorités militaires au mois d’octobre : les mutilations volontaires.

Inattendue, car non prévue dans le code militaire, l’émergence de la mutilation volontaire, le moyen de la déceler et la faire cesser sont les thèmes rencontrés le plus fréquemment ce mois-là dans les documents officiels.


La IVème Armée est celle qui est une des plus virulentes pour traquer les mutilés volontaires :


Le général de Langle de Cary n’a pas observé ses propres recommandations, car, finalement, il a préféré traiter le problème à son niveau en constituant un Conseil de Guerre d’Armée à forte présence gendarmique puisque le Président en était le Colonel de gendarmerie, Prévôt de l’Armée assisté d’un capitaine et d’un sous-officier gendarme, les deux autres postes de juges étant confiés à un officier supérieur d'artillerie et un lieutenant d’artillerie.



Au lieu, comme il le réclamait, de mettre en jugement immédiatement, les soupçonnés de mutilation, il les a fait juger, regroupés au niveau de l’Armée, par ce Conseil de Guerre assez exceptionnel par sa composition, la gendarmerie en faisant rarement partie. Ainsi, le 17 octobre 1914, 54 blessés, soupçonnés de s’être mutilés, attendaient de passer devant ce tribunal. Leurs blessures remontaient en général aux dernières semaines de septembre. S’ils étaient là, c’est qu’un médecin, le docteur BUY, avait fait pour chacun d’eux une fiche concluant au soupçon de mutilation volontaire. Cette fiche contenait une partie polycopiée, décrivant les symptômes d’une blessure occasionnée à bout portant. Il était joint à cette partie polycopiée, dans la place laissée libre, le nom du soldat et de son unité avec parfois une précision supplémentaire. Ces fiches dataient pour la plupart de la première semaine d’octobre.


et de la déclaration des intéressés, en général quelques lignes écrites au crayon sur un bout de papier ou de carton.




NB : Comme les lecteurs peuvent le constater, l’exemple choisi porte sur un cas pris dans la vague d’expertises du docteur BUY de début octobre.
 

Autre point, Prisme, après débats internes, s’est résolu à laisser les noms quand les dossiers sont sur Mémoire des Hommes. Avec les précisions données, c’est un jeu de les découvrir sur ce site. En revanche, ceux qui ne sont pas sur ce site ont leurs noms occultés.
 

On peut s’arrêter au passage sur la lourde responsabilité prises par certains médecins. Des affirmations péremptoires comme celles du docteur BUY incitaient le commandement à sauter la phase d’instruction, le débat contradictoire et faisaient du jugement une formalité vite expédiée, sans appel à témoins.
 

On ne peut quantifier la proportion de ceux qui ont agi comme le docteur BUY. La consultation des archives montre cependant que cette pratique n’était pas généralisée, que certains médecins, conscients du risque qu’ils faisaient prendre aux suspects, prenaient des précautions comme le médecin SAMBUC le montre ci-dessous :


A la IVème Armée, le polycopié était la seule pièce d’accusation car le général de Langle de Cary avait utilisé, comme évoqué plus haut, la procédure de citation directe qui permettait de sauter l’étape d’instruction à charge et à décharge du commissaire-rapporteur. Pour décider, les juges ne disposaient que de ce polycopié et de la déclaration des intéressés. Ils "bénéficiaient" toutefois à l’audience de la présence physique du docteur BUY «  témoin à charge » pour tous les prévenus. Ces derniers avaient de même reçu la contribution d’un unique défenseur désigné d’office, l’officier interprète ANDRE pour l’ensemble des prévenus. Un défenseur pour 54 soldats passants, par paquets de 5 à 7, les uns après les autres, devant le Conseil ! Dure tâche que celle de la défense ! Eu égard au nombre et aux capacités humaines des juges, l’audience dura deux jours. Le 17 octobre, 30 jugements furent expédiés, laissant pour le lendemain les 24 restants. Au bout de ces deux jours de justice d’abattage, le résultat était éloquent : 6 acquittés, 15 condamnés à des peines de prison avec suspension de peine pour 9 d’entre eux et enfin 33 condamnés à mort. Lors d’une enquête faite en 1932, le rapport indiquait qu’au vu du peu de pièces disponibles, on ne pouvait savoir comment s’était faite la différenciation et on supposait que «  dans la déposition du témoin à l’audience, le conseil de Guerre a pu avoir des éléments d’appréciation suffisants pour motiver sa décision ». Le rédacteur en restait à cette supposition car il précisait qu’on n’avait retrouvé aucune note d’audience.

Ainsi ce 18 octobre 1914, pour la première fois, une condamnation massive avait eu lieu. Si l’on respectait la prescription d’exceptionnalité, il ne restait plus, pour le Général de Langle de Cary, que, soit de «  laisser libre cours à la Justice »de sa propre initiative, soit d’une manière souveraine, de décider la suspension de peine pour l’un ou l’autre ou soit, à dose homéopathique de demander la grâce. Dans ses Mémoires publiées, le général ne décrit pas son sentiment d’alors. Il note seulement qu’ayant eu la visite à son QG d’Aristide Briand, ministre de la Justice, il lui avait fait part de son dilemme, auquel Briand aurait répondu que c’était à lui de prendre sa décision, lui n’ayant pas à intervenir.
La décision du général fut la suivante :


La réponse arrivait le 14 novembre. Elle commuait la peine de mort, prononcée à quatre voix contre une, en 20 ans de prison pour tous. Cette décision entraînait le 21 novembre, la suspension de la peine pour nombre d’entre eux dès lors ventilés dans des régiments différents. Ainsi l’intime conviction d’un juré sur 5 faisait d’un exécuté potentiel, un soldat rentrant dans le rang comme si de rien n’était.

On ne sait comment fut prise la décision au niveau du pouvoir politique, confronté à cette proposition d’exécution massive. On peut la deviner au travers de ses réactions, dans les jours qui ont suivi la décision de commutation :


On peut voir là une critique voilée du comportement du médecin qui, par ces expertises non contrôlées, s’était retrouvé pourvoyeur de condamnés à mort. A certainement joué aussi l’expérience du mois précédent quand la grâce avait été accordée aux 4 soldats de la 29e division dont un s’était révélé blessé par une balle de shrapnell allemande.

On aurait pu penser que devant cette grave entorse à la note du 11 octobre du GQG, rappelant la règle de l’exceptionnalité, une autre note, furibarde, allait s’abattre sur le général de Langle de Carry, fustigeant son esprit de désobéissance. Il n’en fut rien. Une note envoyée au général de Castelnau est là pour témoigner d’une évolution dans la position :


Il faut noter qu'à cette date, le GQG a vu passer la demande massive de grâce envoyée le 20 octobre et doit déjà être au courant du décret à sortir le 14 novembre commuant la peine de mort des 20 condamnés. On n’est plus dans l’exceptionnalité et même si le GQG le rappelle, son 1er Bureau, s'il insiste aussi là-dessus, semble s’accommoder de la chose, n’exprimant des remarques que sur la lenteur et l’imperfection de la transmission des demandes.

La procédure était bien réglée :

« 1 - Demande de commutation de peine
Les pièces à joindre sont
a)- Le dossier de la procédure
b)- Une expédition du jugement
c)- Un rapport circonstancié du commissaire du Gouvernement Rapporteur (référence article 150 du C J M.)

La demande doit être envoyée par la voie hiérarchique et les autorités intermédiaires doivent émettre leur avis.

2° - Compte-rendu d'exécution capitale.

Les pièces à joindre sont
a)- Une copie du jugement
b)- Une copie du procès-verbal d'exécution
c)- Un rapport circonstancié du Commissaire du Gouvernement Rapporteur »

Ainsi se trouve expliqué cette anomalie du mois de novembre : 31 demandes de grâce pour 59 condamnations.

Si l’on enlève ces 20 demandes, on se retrouve au niveau des demandes du mois d’octobre. On note aussi le poids de la question des mutilations volontaires en cet automne 1914.

Il y a eu 3 refus de grâce en novembre. On n’a pas d’informations sur la situation de l’un des trois mais les deux autres sont des mutilés volontaires. On peut s’arrêter sur ces cas car c’est la première fois, le 5 novembre 1914, que la Présidence de la République refuse la grâce à des soldats français.

Pourquoi ces deux mutilés volontaires pour lesquels la grâce était demandée ne l’ont-ils pas obtenus, comme ceux de la IVème Armée ou deux autres aussi de la 13e DI en ce mois de novembre ?
Peut-on croire que c’est parce qu’ils ont avoué, contrairement aux autres ? Au départ, il s’agissait de 3 soldats de deux régiments différents qui se sont trouvés isolés un soir, dans un bois, fin septembre 1914. L’un s’est tiré une balle dans la main. Quant aux deux autres, ils ont mis leur pied gauche l’un sur l’autre et l’un deux a tiré traversant les deux pieds avec la même balle. Ils ont avoué très vite. Leur explication a été que, se découvrant isolés de leurs régiments :


«  on a eu peur de passer en conseil de guerre, parce qu’on y passe quand on a perdu sa compagnie et on a dit qu’il valait mieux se blesser pour être plus tranquille »


D’une manière plus claire, l’un deux, mêlé aux soldats étrangers à son régiment qui l’entouraient dit :


«  J’entendis que l’on parlait de se blesser volontairement, sous prétexte que ceux qui ne s’étaient blessés que légèrement étaient plus heureux ». Le Conseil de Guerre de la Place de TOUL avait condamné Dubosc et Constant à la peine de mort et renvoyé devant un expert psychiatre le 3ème estimé «  faible d’esprit ». Une demande de grâce, donc exceptionnelle, avait été lancée. Elle fut refusée.

Des demandes inattendues, paradoxales ont eu leurs réponses en ce mois de novembre, celles émanant des juges de deux Conseils de Guerre Spéciaux. Le Conseil de guerre spécial avait été instauré sur la demande du général Joffre, le 6 septembre. Sa description comme étant de composition plus restreinte (3 juges) et doté d’une procédure plus rapide, à appliquer aux flagrants délits, laissait bien entendre qu’il s’agissait d’un nouveau pas pour limiter encore les délais entre arrestation, jugement et exécution. Or les 8 et 29 octobre les Conseils de Guerre Spéciaux du 96e RI et 276e RI avaient envoyé une demande de grâce, accueillies favorablement, respectivement les 7 et 23 novembre.

Si on essaie de repérer les points saillants de mois de novembre concernant les grâces, il faut noter donc le poids prépondérant des affaires en rapport avec les mutilations volontaires ou le soupçon de celles-ci.

24 demandes ont été émises pour ce type de « crime militaire », dont la réalité était laissé à l’appréciation des médecins, non témoins oculaires de l’acte. Est-ce la crainte d’erreur qui a fait que 22 sur les 24 demandes ont abouti à la grâce ?

Novembre est donc aussi le mois où la Présidence de la République a confirmé pour la première fois l’exécution de 2 soldats. C’est aussi paradoxalement le mois où dans deux régiments, on n’a pas hésité à laisser trancher le Président. Alors que dans l’esprit le Conseil de Guerre Spécial, qui avait condamné, avait pour logique de passer à l’exécution immédiatement, instaurant implicitement l’interdiction plutôt que l’exception de la demande de grâce, certains chefs de corps ont passé outre et eu recours à cette démarche.

Enfin, il faut rappeler que cette grave entorse à l’exception (31 demandes pour 59 exécutions), est plutôt le résultat de la découverte du risque de l’utilisation de la justice militaire, telle qu’elle avait été constituée pour la guerre. Prisme ne donne pas dans le roman, mais peut imaginer que le Commandant de la IVème Armée a pu ressentir une impression de vertige à la découverte des décisions des juges, qui lui laissait la responsabilité de faire exécuter 33 hommes. Sa décision a été de ne pas respecter la prescription d’exceptionnalité. On ne lui en a pas fait grief.

Il reste cependant, à la lecture des procès-verbaux d’exécution, qui tous, mentionnent pour l’exécution, le 20 octobre à 6 h 25, donc simultanément, un sentiment de malaise. Si cette heure est bien celle de l’exécution, on a de la peine à imaginer dans une vraisemblable aube blafarde d’octobre les 13 pelotons de 12 soldats requis pour cette besogne sur le champ de tir de Châlons sur Marne. On aimerait disposer d’un témoignage oculaire qui nous donnerait un véritable aperçu de la façon dont cela s’est passé, hors de la froideur des documents de justice. Cela se produira peut-être un jour.

Décembre :

Avec décembre, la commission des grâces a été moins occupée et on peut considérer que le principe d’exceptionnalité est resté malmené. 8 demandes sont arrivées pour 35 condamnations, soit 23%. Sur ces 8, la Présidence n’en a accueilli que 6 et a refusé donc 25% des demandes, accroissement significatif par rapport à novembre, même s’il faut garder à l’esprit le faible nombre des cas observés.

On ne note rien de saillant durant ce mois si ce n’est là aussi l’insolite présence de grâces demandées par des Conseils de Guerre Spéciaux des 328e et 87e RI pour 3 condamnés. Pour deux d’entre eux, la commutation sonne comme un désaveu du jugement puisque A.  et P. du 328e RI voient leur peine de mort changée en 1 an de prison. Cet écart de sanction est en effet singulier.

Parmi les trois autres graciés, l’un l’est pour mutilation volontaire.

Quant aux deux refus, l’un concerne un banal abandon de poste et l’autre cumule plusieurs infractions. Il est intéressant de voir comment son commandant de division introduit sa demande de grâce 



Voici la réaction agacée de son supérieur hiérarchique :


On voit bien ici que le Haut Commandement, parfois, cherche à maintenir la prérogative arrachée au pouvoir politique mais qu’aux niveaux subordonnés cette prétention est intenable. Des généraux prennent le risque d’être réprimandés en demandant des grâces.

B-Condamnés à mort par contumace :

Les premiers mois de la guerre montrent que ce genre de condamnation reste encore assez marginal. On ne dénombre aucun cas en septembre, 2 cas en octobre, 3 cas en novembre. Le mois de décembre avec 23 cas laisse à peine présager de l’évolution de cette catégorie en 1915 et dans les années qui suivront. Mais, même si ces 28 condamnations sont encore minoritaires, elles représentent déjà presque 12% de l’ensemble de la population des condamnés à mort militaires français de 1914.

Nous avons déjà là les deux cas de figure en ce qui concerne le passage à l’ennemi. Il se fait rarement isolé, plutôt à deux, trois ou plus, après mûre réflexion. A côté de ces cas, on juge pour le même motif ceux que l’on soupçonne, en plein combat, de ne pas avoir fait preuve d’esprit de sacrifice et de s’être rendu trop facilement. Ce sont des déserteurs passifs mais ils sont logés à la même enseigne, que les déserteurs actifs.

On en a ici une bonne représentation du 2ème cas. Sur les 23 condamnés par contumace en décembre, 20 appartiennent à la 7ème Compagnie du 141e RI. Cette dernière semble, pour le commandement, s’être volatilisée sans s’être défendue le 6 décembre à Malancourt près de Verdun. Le Général du 15ème Corps d'Armée a réagi, en supprimant le nom de cette 7ème compagnie qui s'était déshonorée  et a demandé le passage en conseil de guerre de ses membres, précisant :

«  Tous les militaires qui ont été faits prisonniers sans avoir été blessés doivent, après la fin des hostilités, être déférés aux conseils de guerre qui les jugeront sur le crime d’abandon de poste en présence de l’ennemi »
Signé Général Heymann

Le 26 décembre, les 20 étaient tous condamnés à mort par contumace, l’acte de jugement se terminant par

«  Ce jugement sera affiché à la mairie du domicile des condamnés. Leurs biens seront mis sous séquestre et régis comme des biens d’absents par l’administration des domaines »

Il ne s’agissait pas de vaines paroles.

La preuve en est les deux documents suivants, le premier rappelant qu’aucun cadeau ne sera fait aux condamnés par contumace à leur retour de captivité, le deuxième illustrant bien la volonté de stigmatiser le déserteur dans son lieu de résidence, tout en jetant l’opprobre sur le reste de sa famille.




Nous sommes en 1914 et ne voulons pas aller plus loin, mais on peut néanmoins ci-dessous voir un exemple de la mise en action des préconisations du  Maréchal  Pétain.


Pour en terminer avec les contumaces de 1914, il faut préciser qu’il ne serait pas prudent de dire que vu, le peu de condamnations, on a peu déserté à l’ennemi cette année là. Le cas des soldats du 141e RI montre que le général a voulu faire un exemple et a assuré la plus grande publicité à la défaillance de la 7ème Compagnie. Dans d’autres cas, la discrétion pu être choisie pour éviter de donner des idées aux autres. Ainsi, plus que pour les autres motifs, celui des condamnations par contumace a été cadencé en fonction de l’effet que les généraux en attendaient. Ce ne peut être un reflet fidèle de la désertion à l’ennemi. Et parmi les 20 contumaces du 141e RI, sur quels témoignages ont-ils été condamnés ?

Que se passe-t-il après l’envoi d’une demande de grâce ?

Nous avons présenté ci-dessus les pièces constitutives d’un dossier. Ce dernier empruntait la voie hiérarchique et se couvrait des avis des différents échelons du commandement. En 1914, cas particulier, il atterrissait à Bordeaux où le Gouvernement s’était replié. Il n’est donc pas anormal de constater qu’entre l’envoi de la demande et la réponse, il pouvait se passer un mois.

Le destinataire final était le Ministère de la Guerre et plus spécialement sa «  Direction du Contentieux et de la Justice Militaire ». Cette dernière instruisait le dossier et rédigeait un rapport tendant à proposer une commutation de peine ou autoriser l’exécution. Dossier et rapport étaient transmis au Ministère de la Justice pour la «  Direction des grâces et des affaires criminelles » qui donnait son avis. Dossier, rapport et avis repartaient ensuite au Ministère de la Guerre pour être présentés à la Chancellerie de l’Elysée.

Jusqu’à présent les archives sont muettes sur les détails de ce processus. Il est certes fait mention d’un rapport de la Direction de la Justice militaire pour chaque cas, mais ces rapports n’existent pas dans les archives. On en connaît l’existence car la Direction des Grâces cite en permanence ces derniers lorsqu’elle donne son avis. Tout ce qu’on peut pour l’instant affirmer est que le processus en cours datait d’avant-guerre, car référence est faite à une ordonnance de 1862 qui stipulait : proposition première du ministère de la guerre en matière de Justice militaire et envoi pour avis au Ministère de la Justice avec reprise ensuite par le Ministère de la Guerre pour traiter avec la Chancellerie (de l’Elysée depuis 1875). On aimerait connaître les souvenirs des fonctionnaires ? magistrats ? qui ont eu ce pouvoir de vie et de mort sur les soldats condamnés. Il s’agit bien de cela car ces officines fonctionnaient comme des tribunaux, puisque, après l’examen des dossiers, et sans en rendre compte à personne, ils pouvaient soit autoriser l’exécution, soit l’éviter en y substituant une peine d’emprisonnement qu’ils dosaient eux-mêmes.

L’importance de la cellule de la Justice militaire du Ministère apparaît au dépouillement des dossiers de grâce. En effet, on peut dire qu’à 95% des cas, l’avis de la Direction des grâces est conforme au souhait du Ministère de la Guerre. Prisme a donc découvert que la chancellerie de l’Elysée est plutôt une chambre d’enregistrement. Les décisions ne se prennent pas, sauf à des exceptions qu’on signalera, au niveau du Président de la République, mais en amont. Le décret est certes d’ordre présidentiel pour respecter la Constitution, mais on ne peut attribuer à M. Poincaré la responsabilité des exécutions.

Ces découvertes sont liées au fait que Prisme a dépouillé à Fontainebleau et Pierrefitte l’ensemble des avis donnés par le Ministère de la Justice, heureusement soigneusement archivés. Cette manne précieuse, volumineuse, laisse présager de l’avancement dans la compréhension historique de la question qui nous occupe. On ne peut que regretter que la Direction de la Justice militaire n’ait pas conservé les rapports qu’elle établissait, ni donné la liste de ceux qui ont porté cette responsabilité durant toute la guerre. Concernant la Justice, on retrouve de 14 à 18 les écritures de 3 personnages qui, donc, ont tenu cette tâche et ont dû, in fine, se faire une opinion sur leur travail. On aimerait consulter leurs Mémoires, s’ils en ont rédigé.

On avance à tâtons par manque d’archives. Les responsables de la Direction des grâces reproduisent souvent des passages des rapports de la Guerre. On s’aperçoit qu’il s’agit de vrais jugements sur le fond, parfois bien éloignés des décisions prises par les juges militaires. Ainsi après avoir considéré les dossiers des condamnés A. et P., du 328e RI, le rapporteur du ministère de la Guerre propose de commuer la peine de mort en un an de prison et il sera suivi dans sa proposition, comme dans 90% des cas. La distorsion de peine est flagrante.

On note la volonté du Ministère de la Justice de ne pas heurter celui de la Guerre. Les dossiers sitôt arrivés, sont exploités et réponse donnée parfois dans la journée, aidée par l’apostille «  Très urgent » souvent apposée sur les courriers du Ministère de la Guerre. Quand, rarement, il y a désaccord, le Directeur des grâces provoque un courrier de son Ministre, argumenté et adressé à celui de la Guerre.

Il en est ainsi pour le cas d’un condamné à mort P. Maurice, condamné à mort par le Conseil de guerre spécial du 276e RI le 29 octobre 1914. Le 19 novembre, après étude du dossier le même jour, la direction des grâces soumet le projet de réponse à la signature du Ministre Aristide Briand. On peut lire entre autres les considérations suivantes :


Texte intéressant. On voit un Président de Conseil de Guerre spécial qui soumet à l’autorité politique le sort d’un soldat qui a eu une défaillance. On sait que le rapporteur de la Justice militaire propose l’exécution en dépit de cet appel. Par son courrier, le Ministre de la Justice a fait, pour une fois, revenir le Ministère de la Guerre sur sa décision. P. Maurice, par décret présidentiel du 23 novembre, voit sa peine commuée en 20 ans de détention, non pour contestation du bien-fondé du jugement mais pour des raisons d'image.

On peut retenir de ce survol l’image d’un processus technocratique, aux mains d’une poignée de hauts fonctionnaires dans les deux Ministères, œuvrant dans l’ombre et faisant circuler les dossiers.

Il semble toutefois que le politique reprenne la main en cas d’urgence. Ce qui nous fait penser cela est le fait qu’en certains cas, le passage par le Ministère de la Justice a été court-circuité. En comparant les décisions, on a constaté qu’en 1914, 29 demandes de grâce n’ont pas transité par la Justice. Cela concerne, 3 soldats de la 24e DI, un autre du 44e RI, 5 soldats allemands (refus de grâce) et surtout les 20 graciés de la IVème Armée. Prisme émet l’hypothèse que pour ces cas l’attention du Président de la République a été attirée spécialement, et, surtout, pour le cas des 20 condamnés à mort, on n’a pas laissé à des hauts fonctionnaires la prise de décision. Cette hypothèse est naturellement à confirmer, sachant que la question se posera dans les années qui suivent et que nous allons étudier.

En conclusion, on peut dire que 1914 se caractérise par le peu de demandes de grâce, sans que le principe d’exceptionnalité ait été respecté. Juges et Commandement ont porté l’exceptionnalité autour du quart des condamnés.

En dépit de cette injonction, les différents services du Ministère de la Guerre et de la Justice ont été à même, de jouer leur rôle en cas de demande de grâce, suivant des errements de temps de paix. Grâce aux archives de la Justice conservées aux Archives Nationales, on peut se figurer ce qui a pu se passer dans ce Ministère. Malheureusement, pour le Ministère de la Guerre, c’est encore un peu opaque.

Le bilan des différentes catégories de condamnés est conséquent. Il préfigure déjà ce que les années suivantes présenteront : une quantité totale de condamnés à mort pour toute la guerre plus que respectable.

La suite de cette étude qui portera sur 1915, affichera un tout autre aspect.