A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

jeudi 16 juillet 2015

La reconstitution de la tragique histoire de Pierre Mestre, du 28e Bataillon de Chasseurs à Pied

 
     Un lieu commun concernant les fusillés circule, à savoir qu’il manquerait de 20 à 25% des dossiers de fusillés. Prisme qui n’a pas fini d’investiguer l’ensemble des dossiers de condamnés à mort, que ces derniers aient été fusillés ou graciés, donnera bientôt la fourchette estimative des dossiers non retrouvés, bien inférieure au pourcentage colporté. Ceci étant, la disparition d’un dossier ne signifie pas qu’on se retrouve impuissant à retrouver la réalité historique. Par le biais des JMO, des fiches de matricules, de documents retrouvés dans les archives des 1er Bureau des unités militaires, on peut avoir une bonne idée des circonstances qui ont pu mener tel ou tel au poteau d’exécution. Ce peut être aussi le cas par l’exploitation d’archives familiales, parmi lesquelles se retrouvent, parfois de manière inexplicable, des extraits de dossiers disparus des archives officielles.

Pour illustrer ce propos, Prisme s’est intéressé au cas de Pierre Mestre.

 


A- Les seules traces officielles sont peu loquaces:

1- La fiche de Non-mort pour la France (N-MPLF) :


     On peut lire : Pierre Mestre du 28e Bon de Chasseurs, exécuté le 8 février 1915 « Passé par les armes. Transcription du décès en mairie du Puy le 25 Juillet 1915 ».

2- La fiche de matricule :


     La fiche de matricule officielle ignore le fait qu’il a été fusillé. Ce n’est pas un cas unique, une partie des fiches de matricule de fusillés ne mentionne pas les exécutions. On trouve ainsi des causes diverses sans rapport avec la cause réelle comme : décédé, décédé suite à blessures, décédé au combat, décédé suite à accident, tué à l'ennemi, tué, disparu ou Mort pour la France.

3- Le Minutier (cahier d’inscription des condamnations à mort) de la 66e DI :

Ce document a malheureusement disparu.

4- Le JMO du 28e BCP : 
     
     Concernant la journée du 8 février 1915, date de l’exécution, le JMO du bataillon indique «  Rien à signaler ».
Concernant l’ambiance, on lit que le 28e BCP en ce début février sort de rudes épreuves: entre le 4 et le 25 janvier, il a accusé 50 tués, 66 blessés et 168 disparus dont on ne sait s’ils ont été tués, blessés ou faits prisonniers. Ces derniers appartenaient pour l’essentiel à la 1ère Compagnie, qui, en haut de l’Hartmannswillerkopf, isolée, encerclée, a succombé au bout de plusieurs jours. C’est un bataillon, très marqué qui a rejoint le 25 janvier le village de Moosch «  pour s’y reformer et se reposer ».



5- Le JMO de la 66e DI: 

     Ici on joue de malchance. La 66e DI, à dominante Bataillon de chasseurs alpins, est considérée comme une division d’élite et on aurait pu s’attendre à découvrir un JMO relatant ses hauts faits. Or, rien n’a été noté pour l’année 1915. Une note( ci-dessous) recommande de prendre connaissance des comptes-rendus officiels journaliers. Il est vrai que cette discrétion est inhabituelle et très dommageable car, comme par un fait exprès, les dossiers de la Justice militaire de cette division ont disparu «  par faits de guerre », comme indiqué dans les inventaires du SHD.




     Si l’on consulte le JMO de la Prévôté de la 66e DI, on peut lire à la date du 8 février 1915 : « Rien d’important à noter ».


Les JMO du service de santé et du groupe de brancardiers de la division ne mentionnent pas plus cette exécution alors qu’un médecin doit assister obligatoirement à cette liturgie mortifère. Ils n’insistent que sur les rudes conditions d’évacuation des blessés dans la neige durant cette période et le grand nombre de pieds gelés.
Ainsi donc la fiche lapidaire du corpus des «  Non-morts pour la France » est la seule trace officielle dans les archives du genre de décès de Pierre Mestre.
En revanche, la famille en a été avisée et c’est à partir des correspondances conservées par elle, qu’un petit neveu s’est mis en recherche de la vérité au cours des années 1970 et a finalement, 60 ans après, obtenu des témoignages et même récupéré des éléments du dossier de Justice militaire.

Comment étaient avisées les familles ?

     Il n’était pas fait mention aux familles des conditions de décès d’un soldat, que ce soit au combat, par accident ou par fusillade après condamnation à mort.

     Le processus mis en œuvre est décrit dans « l’Instruction Pratique du 2 Juin 1916 concernant la constatation aux Armées des évacuations, disparitions, décès et inhumations », instruction qui n’avait fait qu’entériner les pratiques en vigueur depuis 1914.

Cette dernière précisait que pour chaque décès, l’officier d‘état-civil du régiment concerné établissait un « Acte de Décès » contresigné de 2 témoins qui en attestaient. Si on ne disposait que d’un seul témoin, on établissait un « Procès-verbal de Déclaration de Décès ». S’il n’y avait pas de témoins mais une probabilité de mort, on rédigeait un «Procès-verbal de Constatation de Décès ». Ces documents étaient envoyés directement à Paris au «  Bureau de l’Etat Civil ».
Il était précisé : « Les causes de mort, qui ne doivent pas figurer dans l’acte, sont exposées dans un papillon épinglé à l’expédition destinée au Bureau des Archives. »

     Par ce biais, l’Administration Centrale, pouvait être prévenue si l’officier de l’état civil avait pris soin de mentionner une exécution. (Il n’y était pas tenu). De toute façon, cette précision avait vocation à intégrer le bureau des Archives sans être exploitée publiquement.

Durant toute la guerre, des notes ont été publiées rappelant très explicitement, l’interdiction de fournir cette précision. Seul le «  Service de Renseignement aux Familles » pouvait sur sollicitation des familles, donner des informations sur le genre de mort.
Dès réception des actes de décès, le « Bureau de l’Etat Civil », avisait le «Bureau de Comptabilité » du dépôt du régiment où le décédé avait été incorporé. Ce bureau comparait les informations reçues à la fiche matriculaire établie et conservée au dépôt. Ceci fait, c’est ce « Bureau de comptabilité » qui informait le maire de la commune du décédé en lui demandant de prévenir la famille.

B- Cela s’est passé ainsi pour la Famille MESTRE:

     Le 8 février 1915, le chasseur Pierre Mestre du 28e Bataillon de chasseurs à pied est fusillé en Alsace. Le 23 février 1915, le bureau de comptabilité informé du décès, et après vérification, avertit le Maire du Puy de prévenir avec ménagement la famille sans mentionner la nature de l’exécution.


Cette procédure règlementaire s'est standardisée avec le temps sous forme d'un texte très formaté préétabli où il ne reste plus qu'à mettre le nom du décédé et l'adresse de la Mairie comme on peut le voir sur cet avis du 25 novembre 1915 concernant un soldat du 134ème RI (un peu plus d'un an après le décès):


 
Deux jours plus tard le 25 Mars, le même bureau de Grenoble envoie, sur sollicitation de la famille, un secours de 150 francs, comme cela était prévu pour tout décès.



La transcription du constat de décès en mairie va attendre le 25 Juillet 1915 :


Dans les mois qui suivent, la veuve commence à s’inquiéter de ne pas recevoir la rente viagère annoncée en février 1915 pour les veuves et orphelins de militaires tués sur le champ de bataille.

Le Ministère lui répond le 5 novembre de constituer son dossier de pension en l’avertissant qui faut qu’elle soit dans le cas des bénéficiaires. Elle réagit dès le 10 novembre :


Madame Mestre note bien le signe inquiétant qui est le fait qu’un des témoins est un des commis greffiers du conseil de guerre de la 66e Division. Sait-elle déjà la vérité ?

En tout cas le Ministère de la Guerre ne l’aide pas beaucoup par sa réponse en date du 28 novembre :


Le Bureau des Archives Administratives déclare ignorer les circonstances du décès. Sa proposition de consulter la transcription en mairie d’un document dont ses fonctionnaires savent parfaitement qu’il ne contient pas de précision à ce sujet est une façon hypocrite de refuser de répondre à la question qui conditionne l’obtention de la pension de veuve de guerre. Suggérer d’entrer en contact avec les témoins, dont on ne donne pas les coordonnées, est assez surprenant. On demande à l’épouse de se substituer à l’administration pour rechercher ce que cette dernière est censée avoir pour tâche. A lire la lettre du 5 novembre de cette dernière, on peut conjecturer que Madame Mestre connaît le sort de son mari. Les permissions ont repris à partir de juillet 1915. Le recrutement du bataillon était centré sur la Haute-Loire. Des permissionnaires ont dû parler.

Cette impression est renforcée à la lecture de sa lettre du 5 décembre 1915 :


Cette fois-ci, la question est bien plus précise et le ministère ne peut se contenter d’une réponse dilatoire.

C’est environ près de 2 mois après la pose de cette question cruciale, le 30 janvier 1916, donc près d’un an après l’exécution, qu’arrive enfin un courrier explicite :


Le rédacteur a seulement tenté d’atténuer la brutalité de l’annonce en s’éloignant un peu du sec style administratif. Il compatit: «J’ai le regret….  malheureusement exact » et s’offre, bien qu’il soit peu probable qu’il puisse tenir sa promesse, à rechercher et transmettre le lieu de sépulture.

Cette lettre a suivi de peu la réception de l’extrait de l’acte de décès de Pierre Mestre envoyé à la famille par la Mairie du Puy, au plus tôt le 28 janvier 1916. (Voir le document : extrait des registres des actes d’état-civil de la Ville du Puy cité plus haut)

L’attestation officielle n’arrive que par un courrier du 21 Mai 1916 du Service des Pensions. Envoyé parallèlement à la veuve et à la Mairie, il a perdu l’once de chaleur humaine qui filtrait dans le courrier du 30 Janvier et renvoie la destinataire à la consultation de la loi, en particulier celle du 11 avril 1831:


Ce document est important. En effet, jusqu’à ce que ce dernier arrive en mairie, on ne peut affirmer, preuve en main, que les conditions de l’exécution de Pierre MESTRE, aient été connues de la population du Puy. Avec l’arrivée de cette missive en mairie et son classement au courrier, la diffusion publique devient une certitude.

Ce n’est, en tout cas, qu’en mai 1916, 15 mois après l’exécution, que, par l’annonce du refus de pension, à la veuve et à la mairie, que l’information a pu se diffuser officiellement dans la population.

Avant d’aller plus avant, notons l’intérêt de ces correspondances. Elles permettent de constater qu’il faut faire une différence entre le traitement des hommes jugés pour désertion soit à l’intérieur, soit chez l’ennemi et les fusillés. Pour les premiers, des courriers étaient envoyés pour affichage en mairie du jugement. Pour les fusillés, la règle générale n’était pas, comme ici, de faire savoir immédiatement les conditions de la mort. Le refus de la pension, annoncée à la mairie, en tenait lieu.

La volonté de stigmatisation immédiate des familles n’a été appliquée réglementairement que pour les déserteurs à l’ennemi et les déserteurs tout court, eux encore vivants, dont la « faute » entraînait l’affichage en mairie.

Pour en terminer avec cette description de la façon dont les familles apprenaient la mort d’un fusillé, il faut signaler un dernier courrier arrivé le 15 septembre 1917 du Service de Renseignements aux Familles qui donne l’emplacement précis de la tombe de Pierre Mestre dans le cimetière communal de Wesserling, tombe ouverte et refermée le 8 février 1915.


La promesse de fin janvier 1916 s’est finalement heureusement concrétisée près de 18 mois plus tard.

Cette longue introduction a paru utile au Prisme car elle répond à deux objectifs :
-décrire à quelques détails près la façon dont les familles de fusillés apprenaient la mort de l’un de leurs proches et donc le début de leur ostracisation.
-montrer le peu d’informations dont disposait le petit-neveu de Pierre Mestre quand en 1975, il s’est résolu à connaître le fin mot de l’histoire.

C- C’est cette enquête et son résultat qui font l’objet de la troisième partie:

     A partir de ces maigres éléments, ce dernier, portant son nom et son prénom, se décida, donc, à en avoir le cœur net. Ses recherches furent entreprises suite à des questionnements récurrents au sein de la famille, des "anciens" de son village de naissance sur le fait de savoir ce qu'il s'était passé, les descendants étant toujours marqués par ce sentiment d'injustice lié à cette histoire douloureuse. Il se fit communiquer les documents en possession de la famille, en particulier les courriers présentés en première partie et aussi des lambeaux du dossier de jugement, dont, jusqu’à présent on n’a pu déceler comment ils étaient arrivés en possession des descendants, alors que l’on sait que ce dossier n’existe plus dans les archives officielles.

Le 20 décembre 1977, il rencontrait Pierre Eyraud, un des camarades de Pierre Mestre au 28e BCP qui l’éclairait sur les motifs qui avaient fait condamner ce dernier : 

« En automne 1914, nous étions cantonnés à Bussang (Vosges) et faisions des tranchées. Un jour, des mulets qui acheminaient du fil de fer barbelé destiné à la 3ème compagnie en première ligne ne purent aller jusqu’au bout. Les hommes de la 5ème compagnie, dont moi, Boyer et Mestre, furent de corvée pour acheminer ce fil jusqu’à la 3ème occupée elle aussi à creuser des tranchées. Il était nuit, nous avions notre fusil, notre équipement et un rouleau de fil de fer chacun sur l’épaule. Nous devions passer une montagne au travers d’une forêt.

En marchant nous faisions craquer du bois. Tout à coup les boches nous ont entendus et ont tiré sur nous. Nous nous sommes éparpillés et mis à plat ventre. Nous y sommes restés un long moment sans bouger. Après nous nous sommes appelés à voix basse « on y va ». Nous nous sommes relevés doucement et avons avancé. Nous n’avons plus eu de coups de fusil, les boches n’y étaient plus. Nous avons déposé nos rouleaux à la 3ème compagnie et sommes revenus à la 5ème. Nous y avons retrouvé Mestre qui nous a dit la chose suivante :

« Je ne vous ai pas entendu partir, je me suis retrouvé seul, j’étais perdu. Je suis revenu en arrière. En revenant à la compagnie, j’ai rencontré deux officiers, un capitaine et un lieutenant de la première compagnie qui m’ont demandé ce que je faisais là avec mon rouleau de fil de fer. Je leur ai dit ce qui s’était passé. Ils ont pris mon nom et ma compagnie et m’ont dit que je serai puni. »

Nous l’avons rassuré « que peuvent-ils te faire pour ça ? Ici ils n’ont pas de prison ! ». Et l’affaire en est restée là pendant à peine 2 mois.

Une nuit, vers le matin, un officier et deux soldats baïonnette au canon sont venus chercher Mestre. « Nous ne l’avons jamais revu », « nous n’avons jamais rien su à la compagnie », « nous avons été informés du drame par nos familles de Haute Loire ». Il a été exécuté à Wesserling en automne 1914 après la Toussaint.

Mestre n’avait pas fait de mal. Les gens ont dit des choses ? Mais ce n’est pas vrai, Mestre n’a pas fait de mal, répété plusieurs fois avec émotion. Qu’aurait-on pu faire, malheureux que nous étions. Personne n’a compris.

La guerre, c’est quelque chose que vous les jeunes, vous ne pouvez pas comprendre. »

Ce témoignage, 63 ans après, par un homme sur ses 89 ans, appelle quelques remarques. Il  est évidemment à considérer, puisque il est fourni par un des membres de la petite corvée de ravitaillement qui a vécu cet incident. C’est un témoin oculaire. Il aurait été intéressant de connaître la version de l’autre témoin oculaire cité : Jules Boyer. Représentant de commerce avant-guerre, grièvement blessé dans les rangs du 28e BCP, resté mutilé, il a entamé après-guerre une carrière politique qui l’a vu siéger à l’Assemblée Nationale comme député de la Haute-Loire de 1924 à 1932. Il s’est signalé par son attention particulière envers les anciens combattants et victimes de guerre, en particulier les veuves. Il est à l’origine de la création de la retraite des combattants en 1930, retraite qui existe encore de nos jours.  Il est décédé prématurément en 1937 à 49 ans.  Le gendre de feu Pierre Mestre a laissé à sa fille un carnet dans lequel on peut lire :"le député radical de la Haute Loire, Jules Boyer [..] de la même compagnie que mon beau-père Pierre Mestre, ayant été consulté par l'épouse de Mestre pour témoigner en faveur d'une réhabilitation ou du procès en ce sens et sachant que son camarade Pierre Mestre n'avait rien accompli de mal et le sachant accusé à tort,  n'a pas voulu entreprendre le geste en faveur de son camarade".
La famille n'a pas conservé trace de cet échange. Il est sûr, en tout cas, que ce député s'est tu sur cette affaire.
Ceci étant, la mémoire joue des tours à Pierre Eyraud. On sait que Pierre Mestre a été exécuté le 8 février 1915. Pierre Eyraud donne l’automne 1914. Il fait erreur. En effet, il se rappelle que le 28e BCA cantonnait à Bussang. Or, le JMO est formel, le 28e BCP n’est arrivé à Bussang que le 23 décembre 1914. L’incident, à l’origine de la condamnation à mort, s’est donc passé entre cette date et sa convocation pour jugement le 4 février 1915. On était alors en plein hiver vosgien.

Examinons les quelques pièces du dossier conservées par la famille. On y trouve d’abord la citation réglementaire à comparaître :



Cette pièce signée du commissaire rapporteur et du greffier montre bien que Pierre Mestre a été jugé par le Conseil de Guerre de la 66e DI, qu’il a été averti de sa mise en jugement le 4 février, qu’aucun témoin ne serait consulté, que son avocat serait désigné d’office sans qu’à cette date ce fut fait.

On sait que ce document a été connu de Pierre Mestre puisqu’il lui a été mis sous les yeux par un gendarme : Hatala qui lui a fait signer la pièce dite de « Signification ».



Transcription de ce document peu lisible : 


Ces deux pièces dans le jargon administratif, si loin du langage commun, qui ne pouvait que dérouter Pierre Mestre, sont les seuls documents extraits du dossier désormais disparu.

Elles nous confirment la réalité de la mise en jugement en en précisant la date. On doit les compléter par un troisième document, un brouillon de supplique, non signé, qui intrigue et apporte en même temps une confirmation des déclarations de Pierre Mestre à Pierre Eyraud sur les motifs de son inculpation :



Transcription :



D- Il y a dire sur le fond et de la forme:

Ce document est bien intriguant.

Non sur le fond, car cette version est finalement en concordance avec celle de Pierre Eyraud. L’abandon de poste reproché est bien lié à cet incident sur un convoi de ravitaillement entre ligne arrière et ligne avancée, avec pour résultat la perte de vue des camarades de nuit dans la forêt.

Mais sur la forme, on ne peut attribuer ce texte à Pierre Mestre, orphelin de père et de mère à 6 ans, obligé de travailler très tôt avant de devenir maréchal-ferrant. On peut s’avancer à penser qu’il s’agit d’un modèle qui lui a été suggéré par son défenseur commis d’office.

Pierre Mestre est censé en appeler à son général qui a donné l’ordre de le faire passer en jugement afin que sa peine soit «  commuée ». Ce mot ne peut faire partie du champ lexical d’un tel homme. De plus cette tournure est particulièrement maladroite. Le général qui a donné l’ordre de mise en jugement n’a pas le pouvoir de commuer une décision de Conseil de Guerre (transformer une condamnation à mort en une peine plus légère). Seul le Président de la République a ce pouvoir. Le général ne peut, suivant les stipulations de l’article 150 du Code de Justice militaire, que suspendre l’exécution ou l’ordonner. Tout ou rien. Le défenseur est donc juridiquement mal informé et cette demande de commutation au général ne s’adresse pas à la bonne personne. On voit bien ensuite que la stratégie du défenseur, par le choix des mots, a été de conseiller à Pierre Mestre de plaider coupable. C’est une mauvaise stratégie, à l’évidence, quand on consulte les dossiers des conseils de guerre de cette époque. Reconnaître avoir éprouvé de la peur du fait du contexte familial, s’avouer lâche de ce fait, l’enferre, aux yeux du commandement, plus qu’il ne le dédouane.

Comment ces pièces (officielles et officieuse) ont-elles pu mystérieusement parvenir à la famille ? Ceux le faisant encouraient de forts ennuis s’ils étaient surpris. Il n’empêche qu’un ou plusieurs militaires ont bravé ces ennuis en subtilisant les pièces ci-dessus attestant du jugement pour informer les proches. Les descendants de la famille ne sont pas en mesure de dire comment ces documents sont arrivés chez eux.

En plus de ces documents et du témoignage de Pierre Eyraud, le petit neveu disposait d’une autre piste, puisque la tombe de Pierre Mestre avait été localisée. Se rendant sur place, il a pu lire dans le registre paroissial de Husseren-Wesserling, le compte-rendu qu’avait fait le curé de l’époque, l’abbé César Ast, de ce qui s’était passé le 8 Février 1915 :

« Vers minuit, le lieutenant qui a sa chambre chez nous, est venu frapper à ma porte pour m’annoncer la triste nouvelle que le matin à 7 heures aurait lieu une exécution capitale, me priant de vouloir assister le condamné. Il s’agissait d’un soldat condamné à mort et devant être fusillé le matin.

Sur ma remarque, qu’un soldat brancardier dormait dans la maison et qui pourrait faire cette triste besogne, il est allé lui parler de l’affaire. Il a accepté la tâche. Le matin, dès 6 heures, la maison était en éveil. Le soldat prêtre est allé trouver le condamné. Il l’a trouvé dans d’excellents sentiments religieux et l’a accompagné au lieu d’exécution sur la prairie derrière le cimetière, disant après lui avoir donné l’absolution, le chapelet avec lui dans le fourgon. Le condamné lui a exprimé ce sentiment : « il est triste de mourir si jeune, sans recevoir de Sainte Communion ». Il a été heureux d’apprendre que c’était un prêtre qui l’accompagnait.

L’exécution a eu lieu à 7 heures précises. Le prêtre était présent. Le corps a été porté au cimetière où le tombeau avait été préparé en attendant. Il y repose en attendant la résurrection bienheureuse. Le soldat avait été condamné à mort par le Conseil de Guerre pour acte de félonie devant l’ennemi. Je ne connais pas d’autres détails. Il s’appelait Pierre Maistre du 28ème Bataillon de Chasseur à Pied, natif de la Haute Loire, marié ayant un enfant, la mère vivant encore et ayant une sœur religieuse.

Il semble qu’il est mort dans les meilleurs sentiments religieux.
Requiescat in pace ».

Avant son déplacement, le petit neveu avait échangé plusieurs courriers avec le Maire de la Commune dont voici deux réponses simultanées en date du 9 Juin 1978 :

        
 

Il ne s’agit pas ici de s’étendre sur la destinée des 8 autres fusillés dans ce cimetière communal, qui ne sont pas du « 28ème BCA », contrairement à ce que croyait Madame la Maire, mais de clore cette étude en rappelant quel était son objet : l’interrogation sur le fait que la disparition d’un dossier implique ou non que l’on ne puisse connaître les conditions du jugement.

Ici, en dépit de cette absence, on peut raisonnablement exposer ce qui s’est passé avec de grandes chances de frôler la vérité et donc considérer être suffisamment informé pour se faire une opinion.

On peut avancer que le motif retenu : abandon de poste en présence de l’ennemi, est tout à fait discutable, de même que si avait été retenu celui de refus d’obéissance. Pierre Mestre n’agissait pas au sein d’une formation de combat. Son arme n’était pas immédiatement disponible puisqu’il transportait un rouleau de barbelé. Rien n’est plus déstabilisant qu’un tir en forêt montagneuse, de nuit, par surprise. Perdre la liaison avec ses camarades dans la nuit, dans de telles conditions, n’a rien d’un cas exceptionnel et a dû se produire maintes fois. Revenir seul par l’itinéraire déjà parcouru, en ramenant arme et matériel, paraît une démarche rationnelle. Il n’a pas abandonné son poste en présence de l’ennemi. C’est l’ennemi qui lui a disparu dans la nuit. Il a tout au plus abandonné sa corvée en cours de route.

Une chose troublante est que le jugement semble avoir eu lieu un certain temps après cet incident. Le Bataillon n’a manifestement pas souhaité faire un Conseil de Guerre Spécial de bataillon pour sanctionner immédiatement ce manquement. Le Chef de corps, le Chef de bataillon Coquet, passait pour un chef proche de ses hommes et très humain. Y-a-t-il eu compte-rendu à l’échelon supérieur ? Il semble que l’initiative soit venue de l’état-major de la 66e Division, « à retardement ». Peut-on considérer que les graves revers du mois de janvier qui ont frappé en particulier le 28e BCP ont pu faire envisager l’idée d’un exemple pour éviter la mise en torpeur de cette unité ? La question mérite au moins d’être posée.

En bref, les documents nous montrent un incident sans importance, qui n’a eu aucune incidence sur le déroulement des opérations. Pierre Mestre méritait à la rigueur une remontrance.

C’est ce que pensent ses descendants. Aussi pour eux, une demande de réhabilitation leur paraît évidente, car, eu égard au motif de jugement, ils parlent d’erreur judiciaire, et donc d’innocence de leur aïeul, innocence qu’ils n’ont cessé de proclamer. Ils sont bien sûr hostiles à la réhabilitation collective car ils savent que parmi les fusillés, certains étaient manifestement coupables, et ils souhaitent qu’on ne puisse amalgamer erreurs judiciaires et condamnations plus ou moins fondées.

E- Les actions de la famille de Pierre Mestre :

     Les déclarations gouvernementales de 2014 leur ont donné espoir que leur cas serait pris en considération. Aussi de nombreux courriers sont partis vers les hautes instances accompagnées des pièces présentées ci-dessus.

Prisme, avec l’accord de la famille présente les réponses les plus récentes :



Ce courrier est le dernier reçu, il y a donc  9 mois. Y-a-t-il eu des instructions depuis? Ont-elles déjà porté des fruits?

La position gouvernementale est donc, en tout cas, claire: pas question de juger ou rejuger. Se souvenir. Comprendre. Car " il n'y a pas de reconnaissance plus forte que celle de la connaissance"

Avant de débattre de cette position, Prisme est contraint d'attirer l'attention  sur le fâcheux exemple qui en est donné. La lettre du Ministère de la Défense cite en effet un exemple de "premier pas symbolique" accordée au sous-lieutenant Chapelant "blessé, fait prisonnier et évadé". Cette version ne ressort absolument pas du volumineux dossier de pièces concernant cette affaire. Il suffit de lire les pièces du dossier pour constater que la version présentée dans cette lettre n'est pas en rapport avec la réalité des faits. Ainsi dans une même lettre, on en appelle à faire émerger la connaissance et on diffuse officiellement de la désinformation.
Si l'on glisse sur ce dérapage ( par ignorance? de propos délibéré?) reste la volonté  affirmée de fermer la porte à tout réexamen de dossiers qui pourrait aboutir à faire apparaître des erreurs judiciaires, des doutes sur l'équité de certains jugements, source de réhabilitations éventuelles au cas par cas, pour laver des opprobres familiaux.

Un débat a eu lieu à ce sujet  entre les membres de Prisme pour essayer d’aller plus avant, en s'attardant sur le cas de Pierre Mestre. Une première interrogation a porté sur la période de la condamnation. En Février 1915, on est encore en pleine rigueur. On sait qu’en avril 1916, le Parlement, à l’unanimité, a reconnu que les droits de la défense n’étaient pas respectés et qu’il fallait y mettre un terme. Tout condamné à mort a pu demander la révision de son procès, échapper à la peine capitale s’il y avait vice de forme. Après juin 1916, les défenseurs avocats traqueront ces vices de forme, facteurs de cassation de jugement. Le vice de forme le plus simple est celui qui résulte de l’absence de convocation de témoins quand il y en a eu. On est dans ce cas ici. Jugé post avril 1916, Pierre Mestre aurait sauvé sa tête au niveau du Conseil de Révision.

Dans ses articles, Prisme s’est toujours refusé de porter des jugements de valeur. Néanmoins, après avoir étudié les minutes  de la Cour Spéciale de Justice militaire de 1932-1935, Prisme a imaginé ensuite ce qui aurait pu se passer si ce dossier avait été traité par cette juridiction en fonction des éléments factuels en notre possession.

Dans ses arrêts, cette Cour composée pour moitié d'anciens combattants, quand il y a eu doute, comme dans les dossiers des soldats Chemin et Pillet par exemple, contrairement à d'autres dossiers comme celui du sous-lieutenant Chapelant, en a fait bénéficier l’accusé.

Elle a fait œuvre de jurisprudence dans le cas des 4 caporaux de Souain, caporaux dont le refus d’obéissance était clair, mais que la Cour a estimé non punissables car les inculpés n’étaient pas en état physique et moral d’exécuter l’ordre reçu. Dans le cas de Pierre Mestre, le soupçon d’erreur judiciaire, par suite de condamnation sur un motif ne reflétant pas la réalité de la « faute », est soutenable. Les membres de Prisme, suite à discussion l’estiment en tout cas et pensent que Pierre Mestre aurait certainement été acquitté de l’accusation portée contre lui et aurait eu sa mémoire déchargée de la condamnation prononcée.

Comme Prisme vient de le montrer, l’absence de dossier n’interdit pas de pouvoir étudier à minima ces cas et permet de montrer l’intérêt de pouvoir « travailler » en profondeur en excluant, comme les familles de Pierre Mestre et de Lucien Bersot l’ont affirmé, la généralisation des « réhabilitations » sans enquête préalable de chaque dossier par un collège dédié, ce qui aurait l’énorme avantage « d’étudier » et faire connaître chaque cas au lieu de laisser, uniquement par dogmatisme, tous ces soldats dans un ensemble impersonnel de « réhabilités » qui retomberait ensuite dans l’oubli.

Alors: en rester à " connaissance égale reconnaissance" comme dans ces papiers officiels ou doit-on faire plus quand on se trouve devant ce qui semble  être une erreur judiciaire, une condamnation imméritée " au nom du peuple français", toujours en vigueur aujourd'hui?